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Louis Jullien : Le bonheur retrouvé
Louis Jullien était de service en soirée dans le restaurant du secteur SK31. Comme bon nombre d’habitants préféraient dîner en famille, l’activité principale du soir consistait à distribuer des paniers repas. Le service au restaurant était donc assez rapide.
Vers la fin du service, Franck leur dit que le lendemain, ils allaient accueillir une nouvelle recrue : Claire Lannoy, qui leur avait été adressée par un des cercles de la ville. Cela rappelait à Louis des souvenirs. Il était à la fois curieux et inquiet, car l’arrivée d’un nouveau, présentement d’une nouvelle, allait immanquablement provoquer des bouleversements dans le travail.
L’annonce de ce prénom, Claire, en évoquait pour Louis un autre : Annie, son ancienne femme. Il se remémorait avec nostalgie le grain de sa peau satinée, ses petits seins hauts perchés. Son esprit erra quelques instants. Il se souvint du jour où ils avaient certainement conçu Chloé. Mais c’était bien loin tout ça. Quel âge pouvait avoir Chloé, maintenant ? Treize ans passés ? Charles, un peu plus de onze ans ?
Cinq ans qu’il ne les avait plus revus. Si un jour ils se rencontraient, ils ne le reconnaîtraient vraisemblablement pas et Annie avait sûrement dû raconter des horreurs sur son compte pour être certaine qu’ils ne cherchent pas à renouer le contact. Il resta à ruminer ces idées moroses en attendant la fin du service malgré les tentatives de sa collègue Louise qui cherchait à le faire sourire, mais en vain.
Le lendemain, Louis Jullien prit le service petit déjeuner. Il était d’une humeur joyeuse après avoir passé une bonne nuit et salua ses collègues, Frédéric, André et Louise, déjà présents, avant de se rendre au vestiaire réservé aux hommes. L’on n’était pas trop à cheval sur les principes à Libertyville, mais la séparation des toilettes et des vestiaires pour hommes et femmes avait été conservée.
Louis aimait passer au milieu de ses collègues qui étaient déjà affairés et de les saluer chacun à tour de rôle lorsqu’il arrivait. C’était sa façon à lui, comme il le disait en plaisantant, de faire de la politique. A sa prise de service quelques minutes plus tard, les conversations allaient bon train, ce qui était exceptionnel, car habituellement, chacun vaquait à ses occupations plus ou moins en silence.
Claire, la nouvelle, était arrivée et s’était rendue avec Franck et Patricia Berg, la femme de Jean Berthon, dans le bureau de direction qui servait de centre de pilotage du restaurant pour un premier débriefing. Elle était arrivée la veille à Libertyville via Clermont-Ferrand, contente de pouvoir quitter une atmosphère familiale pesante. Franck, avec qui elle avait déjà été en contact, lui avait dit qu’il l’accueillerait dès le lendemain de son arrivée pour l’intégrer à l’équipe.
Ce matin-là, elle s’était présentée tôt au restaurant, accompagnée de Patricia. Franck l’avait fait entrer dans un bureau à l’intérieur duquel était déjà assis un homme : Jonathan Kaltenberger. Franck ajouta :
– La petite famille de Patricia est au complet.
Il avait souligné l’expression petite famille en dessinant des guillemets avec l’index et le majeur de chaque main.
– Bonjour Jonathan, dit Claire.
– Bonjour Claire, répondit ce dernier.
Ils commencèrent à lui expliquer ce qu’elle devait savoir pour pouvoir travailler avec eux.
Une partie du bureau était vitrée, mais aucune conversation n’était audible et de l’endroit où Louis se trouvait, il ne pouvait pas voir ce qui se passait à l’intérieur.
– Tu crois qu’elle va être efficace ? demandait Louise, sa collègue qui enregistrait le passage des convives, comme ils les appelaient.
– Une belle gamine, soulignait André.
Une belle gamine ? Louis, piqué par la curiosité, se serait bien levé pour regarder dans le bureau, mais il se serait ensuite fait charrier par ses collègues. Il reprit son travail.
– Elle ne doit pas être si claire que ça, renchérit Frédéric avec son humour parfois un peu lourd.
– Frédéric, dit Louise !
Il se tut, penaud, mais en conservant un petit sourire en coin. Dans le bureau, Franck se dirigea vers une armoire métallique et dit à Claire :
– Je vais être indiscret, mais tu vas devoir me donner tes mensurations. Tour de taille ?
– Quarante-deux !
– Tu mesures bien un mètre quatre-vingt ?
– Soixante-dix-neuf !
– Pointure de chaussures ?
– Quarante !
Il sortit une veste, un pantalon et une paire de chaussures de l’armoire en disant :
– Essaye ça, ça devrait t’aller. Au fait, dans ce métier, tu ne peux pas garder tes cheveux défaits. Tu vas devoir les monter en chignon. Voici un filet de protection et un élastique. Les toques sont réservées par tradition aux confectionneurs de repas. Tu peux te changer dans le petit cagibi.
Franck lui montra une porte et Claire s’exécuta. Elle ressortit quelques minutes plus tard en tenue de travail. Franck, qui n’avait pas sa langue dans sa poche reprit la parole :
– C’est mieux comme ça. Nous te conduirons à ton vestiaire tout à l’heure. Tes affaires peuvent rester dans le local.
Il se leva, Patricia et Jonathan firent de même et ils se dirigèrent vers l’office pour faire les présentations.
La Poignée de la porte du bureau fut actionnée depuis l’intérieur. Il est possible de dire que l’ouverture de cette porte marqua un tournant décisif dans la vie de Louis. Il y aurait désormais un avant et un après.
Franck sortit de la pièce en lançant avec une voix plus forte et plus haut perchée que d’habitude :
– Les enfants, je vous présente Claire Lannoy, votre nouvelle collègue qui nous rejoint à compter d’aujourd’hui.
Une silhouette apparut dans l’encadrement de la porte. Louis resta immobile, la bouche ouverte, laissant la phrase qu’il prononçait en suspens. Une jeune femme dont il n’aurait su donner l’âge précisément venait d’apparaître. Elle pouvait avoir entre vingt-cinq et trente ans. Les vêtements de travail, qui avaient dû lui être fournis par Franck, ne mettaient pas trop en valeur ses formes et restaient amples.
Ces vêtements avaient justement été conçus pour uniformiser les personnes qui travaillaient ensemble et gommer les disparités physiques entre les uns et les autres.
Le haut de l’habit était lâche et boutonné jusqu’au col, le bas se composait d’un pantalon un peu trop large et d’une paire de chaussures en toile, sans talons, avec des coques aux extrémités. Ces équipements étaient obligatoires pour des raisons de confort, de sécurité et d’hygiène.
Claire portait sur la tête un bonnet blanc, resserré sur le front par un élastique et dont le volume laissait supposer une chevelure abondante. Son visage était mis en valeur par ces habits sans caractère particulier. La peau mate, très foncée, un menton volontaire légèrement proéminent, carré à la base, les pommettes relevées à la manière des Esquimaux, des yeux en amande qu’un trait de maquillage soulignait, les rendant presque bridés.
Son nez était un peu épaté à la base des narines, mais présentait un aspect harmonieux. Son front, dégagé par le bonnet, était bombé vers l’arrière et donnait l’impression de ne pas finir. Ses lèvres, charnues, mais pas trop, étaient assorties d’un sourire qui respire la joie de vivre.
Difficile pour Louis de dire précisément d’où elle pouvait bien être originaire. Elle était sans doute métisse, d’Amérique du Sud, car elle avait un air indien, Maya ou Inca.
La vision de Claire fit à Louis l’effet d’un coup de tonnerre. Il resta immobile, paralysé, incapable de prononcer un seul mot. Franck présentait un à un ses collègues et son tour allait bientôt arriver. Il fallait qu’il se ressaisisse pour dire quelque chose, au moins bonjour.
Franck, qui avait saisi du coin de l’œil ce qui se passait avec Louis, devait prendre une décision en quelques secondes. Soit il séparait durablement ces deux-là pour éviter les éventuels problèmes relationnels, le temps se chargeant du reste, soit il les faisait travailler immédiatement ensemble.
Il avait fait partie du comité de sage qui avait décidé d’accorder sa confiance à Claire lorsqu’elle avait sollicité une activité et qu’ils lui avaient proposé cette place en restauration collective. A sa connaissance, elle vivait seule. Louis aussi. On verrait bien et si ça devenait compliqué, il restait toujours le plan B.
Arrivé au niveau de Louis, Franck dit, avant qu’un mot ne puisse être échangé :
– Claire, je te présente Louis Jullien. Vous allez faire équipe ensemble. Louis va te former jusqu’à ce que tu deviennes autonome dans ton nouveau métier.
Jonathan afficha une légère déception.
– Nous te confierons progressivement des responsabilités et Louis sera chargé de nous faire part de tes progrès lors des briefings de service. Tu ne vois pas d’inconvénient, Louis ?
Louis s’entendit balbutier :
– Bien sûr que non ! Enchanté, Claire.
Sacré Franck ! Louis avait l’impression que ses pensées avaient été percées à jour et que tous les regards convergeaient vers lui à ce moment-là, mais ce devait être seulement une impression. Ils se saluèrent avec une poignée de main que Louis espérait pas trop appuyée et qui lui sembla durer une éternité. Claire avait à peu près la même taille que lui. Ils se fixèrent dans les yeux sans que l’un des deux n’ait à baisser le regard pour capter celui de l’autre. Louis eut le sentiment qu’à cet instant précis, quelque chose s’était passé entre eux.
Franck, fraternellement, mit sa main sur l’épaule de Claire en disant : « Continuons » et ils finirent le tour des locaux et les présentations. Il conclut par :
– Si tu as du mal à te rappeler qui est qui, ce qui sera normal au début, il y a un trombinoscope sur le panneau d’affichage à côté de la porte du bureau et Louis t’aidera.
– Merci, Franck, pour ton accueil.
– C’est naturel. Viens. Je t’emmène prendre ton service.
Ils se dirigèrent vers le local où Louis vaquait à ses occupations. Louis se montra empressé et attentif, expliquant chacun de ses gestes, s’appliquant à tout ce qu’il faisait. Il s’efforçait de ne pas trop penser à ce début de matinée et de rester professionnel du mieux qu’il pouvait le faire. La journée passa à une vitesse vertigineuse. Chacun repartit chez lui à la fin du service. Louis n’arriva pas à trouver le sommeil. Quelque chose qu’il n’avait pas éprouvé depuis longtemps lui oppressait la poitrine et il devait s’efforcer de respirer lentement pour éviter à son cœur de s’emballer. Ce n’était pas une maladie, du moins l’espérait-il.
Claire était rentrée dans la petite chambre qui lui avait été attribuée en attendant qu’elle ait la possibilité d’avoir un véritable appartement. Elle s’allongea sur le lit et laissa son esprit vagabonder. Que de choses s’étaient passées en une seule journée : ce travail, Franck qui donnait des instructions qui s’apparentaient plus à des conseils, Frédéric avec ses blagues, Louise qui la regardait de temps en temps du coin de l’œil, et surtout Louis qui semblait empressé à lui expliquer mille détails sur son nouveau métier. Ça se voyait qu’il était marqué par la vie, mais les pattes d’oies dans le coin de ses yeux et son sourire charmeur le rendait sympathique et avenant. Elle avait en mémoire le regard qu’ils avaient échangé lorsqu’ils s’étaient salués la première fois et qui l’avait marquée. Un regard magnétique, profond. Ensuite, elle n’était pas formelle, il lui semblait qu’il n’avait plus trop osé poser les yeux sur elle. Lorsqu’ils s’étaient quittés, elle l’avait embrassé sur les joues, ce qui lui avait permis de ne pas devoir soutenir son regard.
Louis se montrait attentionné et patient avec Claire. Elle avait bien compris qu’il faisait ainsi pour passer le plus de temps possible avec elle et cela l’amusait. Et puis, il était, comme le disait son père, d’un commerce agréable. Louis ne voulait pas se montrer trop empressé, par peur de la perdre ou de la voir se refermer et qu’elle ne lui soit plus accessible.
Un jour, il s’était hasardé à lui proposer une petite ballade le soir après le boulot pour discuter d’autres choses que de restauration. Elle lui avait simplement répondu :
– J’accepte ton invitation avec plaisir.
Ils avaient ainsi déambulé en commençant à se livrer l’un à l’autre et s’étaient assis sur un banc pour continuer à bavarder. Louis se remémora un poème qu’il avait appris autrefois : ma bohème d’Arthur Rimbaud, et lui récita :
Je m’en allais les mains dans mes poches crevées ;
Mon paletot lui aussi devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, muse ! et j’étais ton féal ;
Oh ! là ! là ! Que d’amours splendides j’ai rêvées !
Mon unique culotte avait un large trou.
Petit-Poucet rêveur, j’égrainais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou
Et je les écoutais, assis au bord des routes
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;
Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !
Elle écoutait, les yeux fermés, émue par ce garçon dont elle n’avait pas soupçonné cet intérêt pour les lettres, se rappelant qu’elle avait elle-même essayé de poursuivre une carrière littéraire. Il lui avait effleuré les cheveux et rattaché le dernier bouton de son chemisier, car il commençait à faire frais. Elle fut touchée par ce geste. D’habitude, les garçons qu’elle connaissait avaient plutôt tendance à la déboutonner qu’à le reboutonner et elle devait calmer leurs ardeurs pour ne pas donner l’impression d’être une fille facile.
Ils étaient restés de longues minutes en silence à contempler la ville qui s’endormait avec l’arrivée de la nuit. Louis avait proposé à Claire de la raccompagner jusqu’à la porte de chez elle et elle avait accepté.
Une fois devant son bâtiment, elle l’avait invité à rentrer quelques minutes en s’excusant parce qu’elle n’avait pas grand-chose à lui offrir. Louis lui avait dit qu’un verre d’eau ferait l’affaire. Ils avaient conversé encore un peu, puis il lui avait fait remarquer qu’il était tard et qu’il devait rentrer, il avait du chemin à parcourir.
Il se leva, s’inclina dans sa direction pour déposer un baiser sur sa joue gauche, puis sortit. « Louis », appela-t-elle. Il se retourna et revint sur ses pas alors qu’elle se redressait.
Ils se retrouvèrent ainsi le visage à quelques centimètres de l’autre. Elle s’approcha encore en entrouvrant les lèves, puis lui prit la tête entre ses mains et lui plaqua un baiser fougueux dont la durée lui parut être une éternité. Elle se sépara de lui en disant : « excuse-moi, mais c’était plus fort que moi ». Plus fort qu’elle ? Puis elle ajouta : « Va, il est tard ! »
Il aurait pu demander une navette pour revenir chez lui, mais préféra rentrer à pied. Cela lui laisserait plus de temps pour repenser aux événements qui venaient de s’enchainer. De toute façon, il doutait fort qu’il arrive à trouver le sommeil ce soir. Il avait la poitrine oppressée, envie de crier et d’embrasser les rares passants qu’il croisait. La nuit, il imagina mille scénarios, tirant des plans sur la comète sans toutefois oser faire trop de projets pour le cas où tout cela n’existerait plus le lendemain.
Par la suite, elle ne l’avait pas repoussé. Ils avaient continué à flirter comme des collégiens, malgré les nouvelles activités de Claire hors de la restauration. Claire s’absentait régulièrement pour satisfaire à ses autres obligations professionnelles. Elle se rendait souvent à Gammaville à côté de Riom pour dispenser des cours dans chacune des langues qu’elle pratiquait : en anglais, en allemand, en espagnol et en français, bien entendu. Elle envisageait d’enseigner le portugais, qui était sa langue maternelle, mais cela demanderait de consacrer du temps supplémentaire à cette activité. Elle verrait en temps voulu.
Elle consacrait également du temps, en Espagne, à la mise en place de processus économiques et leur mise en relation avec des processus en France et dans d’autres pays. Louis se morfondait lorsque Claire devait s’absenter, car tout ne se pilote pas à distance et les processus devaient parfois être mis sur les rails avant de devenir autonomes. Quand elle revenait, même tard, il allait la chercher à la gare, attendant là de longues heures en expliquant à ceux qui s’en étonnaient qu’il n’avait rien de mieux à faire.
Louis avait émis le souhait de participer à un projet de production agricole. Ce projet était de type extra-économie, car il y avait de la production de valeur. Les projets producteurs de ressources externalisables de l’organisation étaient plus encouragés que les projets consommateurs de ressources ou de valeur ajoutée. Par exemple, participer à une activité de production d’appareils électroménagers, d’eau potable ou d’énergie étaient bien considérés, car les activités de production donnaient lieu à des échanges avec le monde extérieur au projet, permettant ainsi de faire l’acquisition de bien ou de services complémentaires qui n’étaient pas fournis en interne.
Être porteur d’un processus économique était fortement encouragé. Ce système incitatif évitait qu’il n’y ait trop de membres qui ne vivent que de seules activités à destination de la collectivité, donc financée par les autres composantes de cette organisation. Louis contribuait deux jours par semaine aux activités agricoles, mais il lui avait été signifié que lorsque les impératifs de production le nécessiteraient, il pourrait être amené à participer à ce projet jusqu’à six jours par semaine en haute saison.
Depuis qu’il fréquentait Claire, les journées lui semblaient interminables lorsqu’il ne travaillait pas avec elle et il avait hâte de la retrouver après son service. Il ne souhaitait pas brusquer les choses et voulait laisser le temps au temps, car il avait trop peur de la perdre, de revivre ce qu’il avait connu dans le passé avec Annie, et qui lui avait laissé des blessures profondes.
Le soir, ils discutaient de longues heures, se racontant mille anecdotes de leurs vies passées. Louis avait fini par lui avouer d’où il venait, qu’il s’était retrouvé sans domicile fixe pendant environ trois ans, les foyers, les nuits dehors, la soupe populaire et la mendicité. Il ne voulait pas laisser de doutes entre eux. Il redoutait sa réaction lorsqu’il lui avait évoqué cette époque douloureuse de son passé, mais elle n’avait rien manifesté de particulier. Un jour, elle lui proposa de venir passer la soirée dans sa chambre. Elle était attentive à ne pas le brusquer, car, vu les épreuves qu’il avait endurées, il pouvait se braquer et le fil ténu qui les unissait pouvait à tout moment se rompre.
Pour la première fois de sa vie, ce fut elle qui dirigea les opérations. Les hommes qu’elle avait connus jusque-là étaient en général entreprenants et elle se contentait de répondre à leurs avances. Certains se montraient attentionnés, d’autres plus rapides.
Avec Louis, c’était différent. Elle sentait qu’elle devait l’apprivoiser, l’amener à elle. Elle l’allongea délicatement sur le lit puis vint sur lui. Leur position faisait naître en elle un sentiment ambigu composé de désirs et d’envies. Envie de prendre, envie de donner, envie de mordre, envie de se donner. Elle se montra patiente, prodiguant mille caresses qu’il essayait de lui rendre, parfois maladroitement à cause de sa situation inconfortable. Claire jouait les collégiennes inexpérimentées pour le mettre en confiance.
– Viens ! dit Claire en roulant sur le côté.
Il hésita.
– Tu sais, je n’ai pas fait ça depuis bien longtemps !
– Ne t’inquiète pas, tout va bien se passer.
La vie de Louis changea à partir de ce jour où elle lui avait avoué l’aimer. Sa machine à projets s’était remise en route. On allait déménager, habiter ensemble. Elle le tempérait en disant que cela lui était plaisant qu’ils se comportent comme des collégiens qui flirtent. Qu’ils avaient le temps. L’idée de s’engager dans la durée lui faisait peur car elle avait toujours été déçue dans le passé et ne voulait plus souffrir. Mais au fond d’elle, elle sentait bien qu’elle était passée dans une dimension qu’elle n’aurait pu imaginer quelques années en arrière.
Un jour, alors qu’elle revenait de Barcelone par une des dernières navettes, elle lui était apparue radieuse. Elle lui avait dit avoir une nouvelle importante à lui annoncer, mais qu’elle ne pouvait rien communiquer avant le lendemain midi. Malgré l’insistance de Louis, elle était restée muette sur le sujet. Le lendemain, il ne tenait plus et avait demandé à pouvoir terminer le service plus tôt pour raisons personnelles. Ils s’étaient retrouvés sur un banc. Il avait le regard rempli de questions. Elle rayonnait, puis lui dit avec une voix de comploteur : « Louis, j’attends un enfant, ton enfant. »
Pour Louis, c’était la fin de neuf années de cauchemar.
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Image par RENE RAUSCHENBERGER de Pixabay