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Il lui désigna la chaise devant elle, puis ajouta :
– Martine, ma petite lyonnaise, viens à côté de moi !
L’homme reprit :
– Je m’appelle Albert Giordan. Bienvenue parmi nous Claire. Tu as adhéré à notre association il y a quelques mois maintenant et ta présence ici nous emplit de joie. Tu te demandes certainement pourquoi nous ne t’avons pas relancée alors que tu t’étais éloignée de nous ? Nous ne proposons rien, ne vendons rien et surtout nous nous refusons d’intervenir dans la vie des individus, sauf s’ils font partie de notre association et qu’ils nous sollicitent. Tu as fait le choix de venir vers nous et nous demander notre aide. À ce moment-là, nous avons mis en place, avec l’efficacité que tu as pu constater, une série de mesures pour te mettre en sécurité et éloigner les difficultés de toi. Bien entendu, tu ne nous dois rien. Je te demande juste de ne pas oublier notre principe de réciprocité. Pense à tout ce que Martine a fait pour toi alors qu’elle n’avait absolument aucun intérêt à le faire.
Il tourna la tête vers la gauche en disant :
– Martine, je te remercie pour ton soutien à Claire.
Elle sourit. Il poursuivit :
– Claire, Martine nous a fait un petit rapport hier soir sur tes progrès et nous sommes agréablement impressionnés. Mais, avant tout, je vais te présenter les membres du cercle d’administration de la ville.
En disant cela, il fit un geste circulaire avec sa main droite pour les désigner.
– Nous ne sommes pas au complet comme tu peux l’imaginer.
Il présenta les membres du comité en expliquant le rôle de chacun : urbaniste, comptable, agriculteur. Il insista sur les missions de Martine qui était leur chargée de mission sur le projet d’implantation de l’association sur la région lyonnaise et faisait partie du groupe de travail sur les règles de gouvernance.
Albert apporta des précisions sur l’organisation et le fonctionnement de la ville.
– Claire, nous allons te laisser t’exprimer et nous exposer tes motivations. Tu as bien compris à ce stade que nous ne proposons rien et que tu ne demanderas rien à notre association.
Claire avait sorti discrètement un stylo et un petit bloc de son sac et prenait quelques notes. Albert reprit :
– Maintenant que ce postulat est établi, nous te serons reconnaissants de bien vouloir répondre à trois questions. Premièrement : expose au comité tes motivations à changer de vie. N’enjolive rien, ne cache rien. Nous ne sommes pas là pour te juger, mais pour répondre au mieux à tes aspirations. Plus tu seras honnête avec nous, plus tes chances de réussite seront grandes. Deuxièmement : comment comptes-tu contribuer à notre association ? Si demain nous devions vanter ton action en direction de la collectivité ou à l’extérieur, qu’aurions-nous à raconter ? Troisièmement : tu as bien compris que tout ce qui t’entoure est basé sur des processus. Ces processus sont en grande majorité économiques, mais pas uniquement. Ici, il n’y a pas d’assistanat, juste des contributions, donc des contributeurs. Si demain tu devais te positionner en leader sur un processus, quel serait-il, comment t’y prendrais-tu pour le mettre en œuvre et quels en seraient les bénéfices pour la collectivité ?
Albert lui laissa le temps de finir de prendre des notes, puis termina avec :
– À partir de maintenant, tu as une heure. Nous souhaitons que tu traites les sujets dans cet ordre et que les durées des réponses soient à peu près identiques pour chaque point. Les membres du comité auront ensuite trente minutes pour te poser des questions. À l’issue, nous te ferons part de nos conclusions.
L’heure et demie suivante fut consacrée à la restitution du projet qu’elles avaient travaillé la veille avec Martine. Elle démontrait, argumentait, donnait des idées, des points de vue, des pistes qu’il faudrait certainement explorer. Elle était convaincante.
Après une série de questions-réponses, Albert continua par quelques questions plus personnelles :
– Claire, as-tu des attaches : petit ami, enfants ou autres et si oui, penses-tu qu’ils soient prêts à te suivre ?
– Je n’ai pas d’attaches particulières.
Albert remercia Claire pour toutes ces explications et dit :
– Claire, à moins qu’un de nous n’ait une objection qui nécessiterait que vous affiniez ensemble ton projet, nous te faisons confiance et te proposons de rejoindre notre communauté, si tu l’acceptes. Nous aimerions que tu mettes en œuvre le projet que tu nous as exposé de développement de notre organisation hors de France dans un délai d’un an. Tu devras également contribuer à l’expansion de l’organisation en France. Les membres ici présents t’aideront à la réalisation de ce projet. Tu souhaitais dispenser des formations en différentes langues. Nous acceptons ton projet d’intérêt collectif et te mettrons en relation avec un cercle ayant rapport à l’éducation des enfants et des jeunes. Comme nous avons compris que tu souhaitais contribuer à notre organisation en matière de formation et d’éducation, nous t’assignons une tâche d’intérêt collectif complémentaire dans le domaine de l’aide éducative. Les responsables de cette activité se chargeront de t’expliquer dans le détail de quoi il s’agit. Enfin, pour permettre ton intégration, nous te proposons de travailler en restauration collective cinq jours par semaine au début, en diminution au fur et à mesure de la montée en charge tes autres projets. Cette activité sera ta contribution au logement et à la nourriture dans un premier temps. Franck Cuvelier t’accueillera et te formera dès ton arrivée dans le restaurant. Tu resteras deux ans, trois au maximum, dans le restaurant à l’issue desquels tu devras, dans tous les cas, rechercher une autre activité à l’intérieur de l’organisation. Pour tes autres projets, il en sera de même dès que tu auras atteint ta vitesse de croisière. Alors, il te faudra déjà commencer à réfléchir à une nouvelle activité. Tu peux conserver la chambre que tu occupes en ce moment jusqu’à nouvel ordre et tu disposes d’un délai de quatre semaines pour venir t’installer ici. Tu as la possibilité de te dédire car c’est avant tout ta décision et nous la respecterons.
Albert se tût, regarda Claire droit dans les yeux et lui demanda :
– Claire, acceptes-tu de nous rejoindre ?
Elle prit quelques secondes pour ne pas donner l’impression de répondre dans la précipitation, inspira profondément et dit d’un ton sentencieux :
– J’accepte !
– Bienvenue parmi les Bâtisseurs de Bonheur.
Puis il ajouta, en prenant un ton moins solennel :
– Comme Martine va devoir nous quitter bientôt pour reprendre ses activités, c’est Franck qui te prendra en charge pour t’expliquer tout ce que tu devras savoir ici et t’intégrera dans tes nouvelles fonctions.
À la fin de l’entretien, Claire fut priée de laisser ses coordonnées, principalement téléphonique afin de rester joignable et mettre en place le protocole d’incorporation dans ses nouvelles missions. Rien n’était laissé au hasard dans le groupe : solutions de secours en cas de problèmes techniques, liste de relais et sympathisants pour avoir des points de chute en cas de problèmes. Le but étant de pouvoir rester en contact en permanence avec l’association et mener à bien sa mission. Martine et Claire prirent congé du comité et retournèrent en direction des chambres qui leur avaient été allouées. Claire dit :
– Viens, marchons un peu, il faut que je décompresse… Je n’en reviens encore pas, de tout ce qui vient de se passer. J’ai l’impression de rêver éveillée. C’est la première fois que quelqu’un me donne vraiment ma chance.
– Détrompe-toi, Claire. Personne ne t’a rien donné, tu es allée chercher toute seule ce que tu as obtenu. Tu m’as beaucoup impressionnée et il en a été de même pour le Comité. Je dois avouer que tu as été très convaincante.
– Arrête, tu vas me faire rougir.
– Je suis sérieuse. Maintenant, tu sais ce que faire confiance veut dire. Avant, on t’avait vraisemblablement parlé de diplômes obligatoires et d’expérience. Tu viens de rentrer dans une autre dimension où seules comptent la volonté, la compétence et les connaissances liées à ton activité. Tu peux les apporter avec toi, les acquérir auprès d’autres ou les développer toi-même. Cela te mènera sur le chemin de la créativité et de l’innovation, alors que les voies de l’apprentissage par les autres portent intrinsèquement le désavantage qu’elles conduisent en général à reproduire un schéma que d’autres ont imaginé et tuent la part d’initiative qui est en chacun. Bien sûr, il faut une ligne directrice, mais cela est couvert par les règles de gouvernance qui ont été développées par le cercle éthique et gouvernance. Ainsi, nous n’avons pas vraiment de lois, règlements et autres directives, mais un cadre global dans lequel tu as la possibilité d’exister par toi-même.
Martine ajouta :
– Bon, nous allons maintenant nous reposer, car nous avons du chemin à faire demain pour retourner à Lyon. Tu as encore quelques jours pour changer d’avis, mais je suis persuadée que la prochaine fois que je retournerai à Libertyville, je t’y retrouverai et tu seras comme un poisson dans l’eau.
Le voyage de retour parut long et monotone. Un retour vers une vie dont elle ne voulait plus. Il lui fallait se tourner une dernière fois vers ce passé afin de s’en séparer définitivement. Elle se rappelait cette histoire de Cortez qui, débarquant dans le Nouveau Monde, brûla ses bateaux afin que ses hommes n’en soient que plus motivés. Elle était dans cet état d’esprit : brûler ses bateaux pour ne plus pouvoir faire machine arrière.
Dès le lendemain, elle avait commencé à mettre de l’ordre dans ses affaires. Elle s’était rendue à son travail, avait demandé à voir le responsable du site puis avait annoncé qu’elle démissionnait, souhaitait que cela soit à effet immédiat et que ses congés lui soient payés. Elle dit également à son employeur qu’il avait tout intérêt à accepter, car elle était en congé maladie et l’entreprise n’aurait ainsi pas d’obligation à la réintégrer à l’issue. Elle avait aussi de nombreux jours de congés à rattraper. Lorsque son employeur lui avait demandé la raison de ce départ précipité, elle avait simplement dit qu’elle souhaitait changer de région et qu’elle avait une opportunité pour le faire. Il n’avait pas fait de difficultés et avait accédé à sa demande.
Elle s’était ensuite rendue à l’agence de location pour leur dire qu’elle quitterait le logement sous dix jours. Les employés de l’agence la regardaient avec un regard empreint de respect et de crainte. L’injonction du juge à surseoir à son expulsion avait résonné dans l’agence comme un coup de tonnerre. Qui pouvait-elle bien être pour faire plier ainsi leur patron ? Ledit patron, lorsqu’il la vit, l’invita prestement à entrer dans son bureau.
Claire pénétra dans la pièce. Elle était radieuse et cela n’échappa pas au directeur de l’agence. Il était mielleux et cela la dégoûta un peu plus, surtout après tout ce qu’il lui avait fait subir. Il se félicitait que leur petit différend trouve une issue honorable pour chacun d’eux et que tout cela se termine bien. Il entreprit de la questionner :
– Vous avez trouvé un autre logement ? … Avec les relations que vous avez, ça ne devrait pas poser de problème !
Claire ne répondit pas. Mal à l’aise, il continua :
– Allez-vous rester sur Lyon où bien quitter la capitale des Gaules, pour raison professionnelle, car il me semble que l’horizon s’est éclairci pour vous, je me trompe ?
Toujours pas de réponse. Elle se contentait de le regarder fixement. Puis elle se leva tranquillement de la chaise en disant :
– Je vous remercie pour la sollicitude et la compassion dont vous avez su faire preuve.
– Mais madame, nous ne faisons que notre métier.
– Je vous invite à réfléchir sur la finalité de votre métier.
Sur ce, elle tourna des talons, sortit du bureau puis, sans un regard, se dirigea vers la porte ouvrant vers l’extérieur. Alors qu’elle était quasiment dehors, elle se retourna et dit sur un ton glacial :
– Pour les questions administratives, vous savez où me trouver.
Elle sortit. Son cœur battait la chamade. C’était la première fois qu’elle tenait tête à ce qu’elle considérait comme une autorité et cela la grisait.
Claire décida de se séparer de tous ses biens matériels, meubles, bibelots, appareils électroménagers, toutes ces choses qui auraient pu la rattacher à sa vie d’avant. De toute façon, là où elle allait, elle n’en aurait pas vraiment besoin. Elle aurait pu tout mettre dans le garage du pavillon à Grenoble, mais s’y refusait. Elle estimait que ces objets risquaient de la salir et que les conserver aurait pu l’inciter à revenir en arrière un jour. Là, pas de risque.
Elle conserva uniquement un petit carton de souvenirs, quelques photos, un ou deux petits bibelots, une chaine et une médaille que sa mère lui avait données, datant de sa naissance ainsi que quelques papiers. Tout ce qui n’avait pas été vendu avait été donné à certains voisins, à la Croix-Rouge et au Secours-Populaire.
Au bout du délai qu’elle avait fixé, un représentant de l’agence était venu pour reprendre possession de l’appartement. Le logement était globalement propre. L’homme ne regarda rien, redoutant très certainement une intervention de Maître Legrand. Pour dire quelque chose, il lança :
– Votre déménagement s’est bien passé ?
Claire montra une valise, un petit carton, un sac de couchage roulé, le tout à côté d’un sceau, un balai, une serpillère et une pelle en disant :
– Oui. Tout est là !
L’homme était abasourdi. Lui qui était habitué au luxe, grosse voiture, pavillon cossu en périphérie de Lyon, regardait ce modeste balluchon, incrédule. Elle n’avait rien ? Claire s’amusait de la situation. Elle ajouta :
– Y a-t-il des papiers à signer ?
Revenant à la réalité, il dit :
– Ne vous inquiétez pas, tout est arrangé.
Puis il sortit un document d’une chemise en carton en disant :
– Voici une attestation de l’agence justifiant que vous êtes libre de tout engagement.
– Pas d’état des lieux ?
– L’agence s’en charge et nous prenons à notre charge les éventuels frais de remise en état.
Claire se dit que leurs relations avaient bien changé ces dernières semaines. Ils devaient très certainement redouter que le juge vienne mettre son nez dans leurs petites affaires et ils préféraient laisser filer. Elle sortit un trousseau de clés de sa poche en disant :
– Tenez, tout est là. Un taxi devrait arriver d’une minute à l’autre.
Il prit le trousseau qu’il fourra dans la poche de sa veste et lui proposa de l’aider à descendre ses affaires. Elle accepta. Ils sortirent de l’appartement, la porte se referma derrière eux. Claire eut l’impression, quand le battant claqua, que quelque chose se déchirait en elle. Un taxi, avec l’indication lumineuse rouge : occupé, ralentit, puis s’immobilisa en double file. Le chauffeur en descendit pour les aider à charger les quelques bagages, intrigué par les ustensiles ménagers, puis referma le coffre de la voiture. Claire serra la main du représentant de l’agence en le regardant dans les yeux, le saluant d’un signe de tête, mais sans dire un mot. Elle avait la gorge nouée et un sourire étrange aux lèvres. Elle s’assit à l’arrière du taxi. Le chauffeur s’enquit de leur destination exacte. Elle dit avec une voix étranglée :
– Grenoble. Je vous indiquerai le chemin lorsque nous arriverons.
Le véhicule démarra, elle se rejeta en arrière pour s’adosser à la banquette, ferma les yeux et éclata en sanglots. Plus rien ne la rattachait à son passé lyonnais.
Claire pleura longuement, puis resta prostrée tout le long du chemin. Lorsqu’ils approchèrent de Grenoble, le chauffeur, qui n’avait rien osé dire jusque-là, rompit le silence en demandant :
– Quelle sortie d’autoroute devons-nous prendre ?
– Vous prendrez l’autoroute en direction de Gap, Sisteron, puis vous sortirez en direction de Seyssins. Ça doit être la sortie cinq. Ensuite, au rond-point, vous prendrez à droite rue de la Liberté. Là, on sera presque à destination.
Claire avait souhaité rendre visite à sa famille avant son départ. Son père approchait maintenant de la retraite et sa mère se trouvait en ce moment sur Grenoble, mais expliquait qu’elle était sur le départ. Elle avait la bougeotte depuis des années et était, en réalité, toujours en partance pour quelque part. Son frère et sa sœur, leurs mari et femme respectifs, ainsi que leurs enfants s’étaient joints à eux. Elle leur avait expliqué ce qu’elle venait de vivre ces dernières semaines.
Son père s’inquiétait de ce qui lui semblait être une secte.
– Mais non, disait Claire, c’est une institution respectable qui fonctionne différemment de ce que tu as l’habitude de voir, c’est tout.
Sa belle-sœur s’inquiétait :
– Ma pauvre chérie, comment vas-tu faire pour payer ton loyer si tu ne gagnes pas d’argent ou faire du shopping s’il n’y a pas de magasins ?
Patiemment, Claire réexpliquait le fonctionnement de cette organisation qui allait à contre-courant de tout ce qui était enseigné et transmis aux enfants comme règles de vie dans la société et de leur insertion dedans. Elle faisait cela, pas nécessairement pour les convaincre, elle n’avait pas tous les arguments pour le faire, mais au moins pour qu’ils la prennent au sérieux.
Quelques jours plus tard, elle avait repris la direction de Clermont-Ferrand, puis de Libertyville, sans aucun regret, sans se retourner. Cette page de son existence se tournait.
L’interviewer reprit la parole :
– Que s’est-il passé après votre arrivée chez les Bâtisseurs de Bonheur ?
– Le jour où je suis arrivée à Libertyville, ma vie a vraiment changé. Ici, les rapports entre les individus sont sains. J’ai trouvé là beaucoup d’empathie à mon égard. Toute cette bonté finit par vous imprégner et vous la retransmettez à votre tour. À Libertyville, j’ai compris le sens des mouvements de libération de la jeunesse de 1968 et l’exaltation qui en ressortait. Mon intégration m’a démontré que tout est possible. Moi qui avais une opinion mitigée sur l’espèce humaine, tout avait volé en éclat lors de mon parcours d’intégration. Mon cœur s’est ouvert à l’autre. Et puis, grâce à eux, j’ai fait la connaissance de Louis. Je crois que c’est la chose la plus formidable qui me soit arrivée.
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(Crédit Photo Pixabay)