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Les galères commencèrent dès ce moment. Lorsque son emploi du temps le permettait, elle courrait les agences de location d’appartement, passait beaucoup de temps sur Internet à éplucher les petites annonces, lire les journaux, spécialisés dans les annonces immobilières, qu’elle trouvait parfois dans un distributeur au coin d’une rue. Elle n’aurait jamais imaginé qu’il fut maintenant si difficile de trouver à se loger. On lui demandait de fournir une attestation de son employeur, des fiches de paye, ses relevés de compte bancaire, le versement d’honoraires pour avoir accès aux offres de location. Elle s’entendit dire qu’elle ne gagnait pas assez d’argent, qu’elle ne travaillait pas depuis assez longtemps chez son employeur, que si elle n’avait pas de garant, ce n’était même pas la peine d’espérer un logement.
Elle avait essayé également dans le parc locatif social ; elle passait de longues heures à attendre que quelqu’un veuille bien s’occuper d’elle. Parfois, c’était pour rien, ou bien on lui disait qu’il manquait un élément du dossier et qu’il lui faudrait revenir. Une fois sa demande estimée conforme, on lui donnait un numéro d’enregistrement en lui assurant qu’elle serait contactée dès qu’une opportunité se présenterait, puis elle n’avait plus de nouvelle. Lorsqu’elle se renseignait sur ses demandes, elle se voyait dire : « Mais Madame, vous n’êtes pas toute seule à avoir déposé un dossier. Et puis nous sommes débordés de travail en ce moment ». Dans ces moments-là, elle avait envie de taper ou de crier, surtout lorsque les collègues de la guichetière se la coulaient douce en se racontant ce qu’elles avaient fait le week-end précédent. C’est certainement pour cette raison que les guichets étaient tous équipés de vitres blindées qui empêchaient un accès direct aux agents. Elle ravalait alors sa colère et partait sans même dire au revoir.
Claire commençait à désespérer de trouver un logement. Comme elle n’avait pas de voiture et ne voulait pas passer plusieurs heures dans les transports pour se rendre à son travail, il était hors de question de s’éloigner trop du centre-ville. Quelqu’un lui avait dit que dans l’ancienne ville nouvelle de L’Isle-d’Abeau, qui se trouve à cheval sur les départements de l’Isère et du Rhône, il y avait peut-être des opportunités. Cette agglomération n’était située qu’à une cinquantaine de kilomètres du centre-ville de Lyon, mais elle lui semblait terriblement loin. Certains n’hésitaient pas à lui dire que sa recherche était vouée à l’échec, car les loyers du centre-ville de Lyon étaient trop élevés pour son salaire et qu’elle ne trouverait jamais. Parfois, elle obtenait quand même un rendez-vous pour une visite et se trouvait avec des dizaines d’autres prétendants. Elle trouvait ces séances humiliantes. Puis, comme à chaque fois, elle s’entendait dire : « nous vous tiendrons au courant » et elle n’avait plus jamais de nouvelle.
L’échéance de la fin du bail arriva. Elle n’avait toujours pas trouvé à se loger et avait décidé de rester dans son appartement en attendant mieux. Cela lui permettrait de patienter pendant la durée de la procédure d’expulsion. Ce conseil avait été prodigué par des organismes qui auraient dû, en théorie, lui proposer un logement.
Claire était entrée en dépression et plus le temps passait, plus elle s’enfonçait dans cette dépression. Elle était harcelée de toute part : lettre de menace, avis d’huissier, lettres recommandées, visites incessantes des représentants de l’agence qui venaient s’enquérir de la date de son départ. Son boulot n’allait pas très fort non plus, sans doute la conséquence de ces difficultés. Elle n’osait plus trop quitter son domicile, se disant que dès qu’elle serait sortie, ils en profiteraient pour ouvrir l’appartement et qu’elle retrouverait ses affaires sur le trottoir. Elle n’ouvrait plus à personne, ne recevait plus. Même le sympathique Francis ne donnait plus signe de vie et elle ne voulait pas l’importuner avec ses petits problèmes, alors elle n’appelait pas. Elle avait bien envisagé de retourner chez ses parents à Grenoble, mais s’y refusait par fierté personnelle.
Alors qu’elle s’était éloignée de l’association des Bâtisseurs de Bonheur ces derniers mois, elle décida un jour de reprendre contact et appela Martine Labrousse. Pendant qu’ils échangeaient quelques banalités, Martine détecta dans sa voix que quelque chose n’allait pas. Elle se rappelait cette fille des iles, joyeuse et heureuse de vivre, et ce qu’elle percevait n’était pas en conformité avec ce souvenir. Martine entreprit de la questionner un peu en essayant de ne pas être maladroite. Claire finit par lui raconter ses galères logement, le harcèlement dont elle était victime et les problèmes de boulot qui en découlaient. Martine dit qu’elle allait la rappeler d’ici quelques minutes.
Elle lui fixa un rendez-vous pour le lendemain et lui demanda d’apporter quelques documents pour pouvoir étudier sa situation. Lorsqu’elle arriva au rendez-vous, Martine était accompagnée d’un grand gaillard, portant une veste en lin chiffonnée, qui se présenta, en se levant légèrement, comme Maître Gilles Legrand. Après qu’elle eut exposé la situation et montré les éléments de son dossier, Legrand se leva prestement en les priant de l’excuser, s’éloigna en sortant un téléphone de sa poche, composa un numéro et eut une conversation animée qui dura une douzaine de minutes. Il raccrocha en revenant vers eux et lorsqu’il se fut à nouveau assis, dit :
– C’est bon, j’ai obtenu un sursis à exécution d’expulsion de six semaines. Vous allez pouvoir souffler un peu. La décision du juge sera communiquée à votre bailleur d’ici quelques heures. La seule contrepartie exigée de votre part est de laisser visiter l’appartement si le propriétaire vous le demande, à des horaires convenus.
Gilles Legrand prit une carte de visite dans sa poche intérieure, la retourna pour y noter un numéro de téléphone portable puis la posa devant elle. Y figuraient, outre son nom et son prénom, la mention : Avocat au Barreau de Lyon, Expert en Urbanisme auprès de la cour d’appel de Lyon, suivi d’une adresse et d’un numéro de téléphone. Il ajouta :
– Si quelqu’un vient encore vous importuner dans le délai que le juge vous a accordé, vous m’appelez de jour comme de nuit et je lui ferai passer définitivement – il insista sur ce dernier mot – l’envie de recommencer.
Sur ce, Gilles Legrand se leva d’un bond, s’inclina vers Claire en lui présentant ses hommages, puis prit congé de Martine qui lui dit :
– À très bientôt, Maître.
Il s’éloigna. Martine reprit :
– Efficace comme garçon, non ?
– En effet.
– C’est un des avocats de l’association. Il travaille sur nos dossiers nationaux et nous aide à faire évoluer les choses. Un des paradoxes de ton monde est que le métier des avocats, hormis pour les affaires criminelles, est quasiment exclusivement orienté en direction d’affaires liées à l’argent.
Claire enchaîna :
– J’ai bien réfléchi, je souhaiterais entrer au service de ton organisation. Il n’y a pas grand-chose qui me retienne ici, finalement.
Martine continua en accélérant de plus en plus son débit de paroles :
– Claire, j’apprécie ce que tu viens de me dire. Je dois te prévenir que tu vas changer de dimension, pour ne pas dire de planète. Ta nouvelle vie n’aura plus rien à voir avec la précédente et il te sera très difficile de faire machine arrière, ou alors au prix d’énormes difficultés, car ce monde nouveau auquel tu aspires est très différent de celui que tu connais. Je te propose le protocole suivant : nous irons visiter une de nos villes pilotes et je te présenterai à un comité de gouvernance.
Puis reprenant un rythme moins rapide :
– Je te préparerai à un entretien qui, tu le verras, est très différent de ce que tu as connu jusque-là. Le conseil te proposera une mise à l’épreuve, à l’issue de laquelle tu feras partie du groupe. Par contre, il ne s’agit pas là d’un engagement qui se prend à la légère. Si tu veux, nous pouvons partir demain. Maître Legrand s’occupera de tout avec ton employeur. Officiellement, tu seras en dépression avec obligation de te reposer un peu à la campagne. C’est le cas, non ?
Claire acquiesça. Martine appela l’avocat et lui exposa la situation. Après avoir raccroché, elle dit :
– Ne t’inquiète pas, il s’occupe de tout. Tu auras les coudées franches pendant quelques semaines. Je te propose de nous retrouver demain pour rediscuter de tout ceci calmement.
Elles se séparèrent et Claire reprit le chemin de son logement qui, elle en avait maintenant la certitude, d’une façon ou d’une autre, n’allait plus le rester très longtemps. En quelques heures, elle était passée d’une position où elle subissait les évènements, à une position où elle reprenait en main sa destinée. Elle se sentait dans un état d’excitation extrême.
Le lendemain, Martine et elle mirent au point les modalités du voyage. Elle lui expliqua que le comité de gouvernance était particulièrement sensible à la présentation d’un projet, preuve de sa volonté d’action et d’engagement.
– Ce ne sera pas un entretien comme tu as l’habitude d’en faire, où l’on t’explique comment du dois être, ce que tu devras faire et ce que tu pourras exiger de l’entreprise ou quel diplôme tu dois posséder. Ici, c’est différent.
Claire demanda :
– Quel genre de projet ?
– C’est à toi de faire une proposition. Tu dois savoir que ce projet pourra être le projet de ta vie. Il est donc important que tu y apportes le plus grand soin. Ce projet peut avoir une finalité économique, c’est en général ceux-là qui ont la préférence du comité, mais cela peut être un sujet artistique ou culturel. Il peut s’agir également d’un projet de vie ou quel sens tu comptes donner à ta vie, ce dans quoi tu veux t’engager. Tu développeras les idées de ce que tu apporteras à la collectivité. C’est motivant non ?
Claire restait silencieuse, son esprit vagabondait déjà.
– Si ton projet est retenu, tu recevras le soutien nécessaire à sa réalisation. Dans tous les cas, si tu acceptes les principes qui régissent notre structure, tu seras accueillie avec bienveillance.
– Y a-t-il un risque de ne pas être acceptée dans l’organisation ?
– Ton principal risque, c’est toi-même. Ils étudieront comment t’intégrer dans notre structure. La décision finale t’appartiendra… Je te propose de partir dès cet après-midi. Départ de la gare Lyon Perrache par le train de 17 h 22 en direction de Nantes. Nous descendrons à Clermont-Ferrand. Nous ferons le reste du chemin en voiture. Je m’en occupe.
– Il faut que je rentre chez moi préparer un bagage.
– Retrouvons-nous à la gare vers cinq heures.
– C’est d’accord, à tout à l’heure.
– Ne t’inquiète pas pour les billets, je m’occupe de tout.
Le voyage s’était déroulé sans encombre. Descente à la gare de Clermont, poursuite en taxi. Martine avait expliqué qu’à cette heure, il n’y avait plus de navette. Ils auraient pu rester à Clermont pour la nuit et repartir le matin, mais elle préférait lui faire une surprise.
Aux environs de vingt-deux heures, ils arrivèrent en taxi dans une petite gare qui semblait fermée, descendirent de la voiture, récupérèrent leurs bagages et se dirigèrent vers un quai le long duquel stationnait un étrange petit véhicule. Au loin, on devinait des collines desquelles émergeaient quelques lumières.
Une cabine, qui s’apparentait plus à un vaisseau spatial qu’a un engin terrestre, les conduisit en direction de la montagne. Claire était émerveillée par ce petit véhicule qui se déplaçait en silence, sans toucher le rail inférieur. Lorsqu’ils arrivèrent à proximité des collines, Claire se rendit compte que c’étaient des bâtiments et que ce groupe de collines constituait en réalité une ville. Elle restait silencieuse, essayant d’associer une réalité à ce qu’elle percevait dans la pénombre. La petite cabine pénétra à l’intérieur de ce complexe, se déplaça encore quelques minutes avant de s’immobiliser à côté d’une porte qui s’ouvrit à leur approche. Martine dit :
– C’est notre hôtel.
Elle lui montra sa chambre et ajouta :
– Tu pourras rester ici aussi longtemps que tu le souhaites. Demain, nous commencerons à préparer ton entretien.
La Journée du lendemain passa très vite. Pas une seule minute pour souffler avec tous ces préparatifs. Martine était d’une aide précieuse, se montrant d’une grande patience, la mettant dans des situations les plus diverses pour qu’elle se familiarise avec les arguments à avancer, lui prodiguant mille conseils. Elles avaient également travaillé sur la conception d’un projet. On aurait pu dire projet professionnel, mais les finalités étaient différentes. Elle lui avait demandé quels étaient ses points forts. C’étaient les langues et la traduction. Un projet pédagogique peut-être ? Le lissage des barrières liées à la langue ? Elles avaient travaillé toute la journée, une partie de la nuit et la matinée du lendemain. Elles avaient rendez-vous l’après-midi.
Claire éprouvait une grande fierté de ce qu’elles avaient produit pendant les trente-six heures qui venaient de s’écouler. Elle vouait une admiration sans bornes à Martine qui avait tant fait pour elle et qui lui avait appris tellement de choses ces derniers temps. Une bouffée d’émotion la submergea. Elle se remit au travail.
L’heure de l’entretien arriva. Les deux femmes pénétrèrent dans un bâtiment, se rendirent au troisième étage, arrivèrent devant une porte où était simplement inscrit : Comité. Elles entrèrent dans un grand espace dans lequel de nombreuses personnes s’affairaient, qui sur le clavier d’un ordinateur, qui au téléphone. Les murs étaient couverts d’étagères elles-mêmes remplies de dossiers. On voyait des coursives partir sur la droite et sur la gauche. Elles desservaient de nombreuses portes. Une femme d’une quarantaine d’années se leva à leur arrivée et vint à leur rencontre. Elle portait un tailleur gris et sur une petite étiquette accrochée à la poche gauche de sa veste indiquait son prénom : Charlotte. Martine dit :
– Nous avons rendez-vous avec le comité.
Charlotte s’enquit de leur identité, puis confirma :
– Suivez-moi, vous êtes attendues.
Elle les précéda dans un couloir, ouvrit une porte double et passa devant eux pour leur montrer le chemin. Elles pénétrèrent dans une pièce qui devait mesurer dix mètres de long et à peu près autant en largeur. Au centre, il y avait une grande table circulaire autour de laquelle siégeaient une bonne douzaine de personnes, hommes et femmes. Charlotte annonça d’une voix cristalline :
– Claire Lannoy et Martine Labrousse, votre rendez-vous de quinze heures.
Un homme d’une cinquantaine d’années assis face à eux dit :
– Merci Charlotte.
Charlotte se retira et referma la porte en sortant. Claire, pourtant peu émotive, était impressionnée par cette atmosphère feutrée : lumières tamisées, teinte vert-pastel sur les murs, une lithographie sur chacun des murs avec des couleurs un peu plus soutenues pour rompre le côté uni de la pièce.
L’homme assis face à elle prit la parole et dit :
– Bonjour, Claire, prends place.
A suivre… (Suite)
(Crédit photo Pixabay)