Page précédente - Retour au menu
Le Nouvel An 2031 approchait. Claire avait failli oublier cette conférence qui lui était revenue en mémoire par une étrange association d’idées. En rentrant du boulot, elle avait croisé un couple de jeunes qui déambulaient bras dessus, bras dessous. Elle s’était dit qu’ils avaient l’air insouciants et heureux… Le bonheur… puis un nom lui revint en mémoire Les Bâtisseurs de Bonheur… La conférence… Quel jour était-ce déjà ? Elle sortit fébrilement son petit calepin de son sac et lut la date : c’était le soir même et cela commençait dans moins de deux heures. Elle pressa le pas. Elle qui n’avait pas de but précis en rentrant chez elle se retrouvait tout à coup en retard.
Le slogan les Bâtisseurs de Bonheur tournait en boucle dans sa tête. Il devait certainement s’agir d’une espèce de secte ou de camp de hippies où tout le monde couche avec tout le monde. Il faudrait quand même qu’elle reste prudente, car on lui avait répété pendant tout sa jeunesse qu’il fallait se méfier de tout et ne pas tomber dans certains pièges pour jeunes filles, qui conduisent à la prostitution et dont on avait ensuite le plus grand mal à se dépêtrer, quand c’était possible de le faire. Certaines n’avaient même pas cette chance et y laissaient la vie.
Hors de question d’y aller toute seule. Elle sortit son téléphone et décida d’appeler Francis, un chic type qui se disait son ami et ne l’avait jamais draguée. Elle appréciait sa compagnie et se confiait de temps en temps à lui.
– Francis, c’est Claire. J’aurais un service à te demander.
– Tout ce que tu veux, Claire, si c’est en mon pouvoir !
– Je voulais aller à une conférence ce soir et me demandais si tu accepterais de m’y accompagner. Les rues de Lyon sont peu sûres la nuit pour une jeune fille seule.
Francis se demanda de quoi il pouvait bien s’agir et, intrigué, hasarda :
– Sur quel sujet, la conférence ?
– Si je te dis, tu vas me prendre pour une folle. Tu acceptes ?
Intrigué, il dit oui, qu’il serait en bas de chez elle dans trente minutes. Claire le remercia et reprit son chemin. Le temps risquait de lui manquer.
Trente minutes plus tard, il appuyait sur le bouton de la sonnette et elle lui dit de monter. Sacré Francis, toujours aussi ponctuel. Elle lui avait ouvert la porte en petite tenue, avec juste une serviette qui masquait son intimité tant bien que mal.
– Je finis de me préparer, assieds-toi quelques minutes.
Il ne put s’empêcher de la détailler, sa chevelure noire qui tombait en cascade sur son épaule droite, la serviette qu’elle portait maladroitement devant sa poitrine et qui, trop courte, laissait apparaitre le bas d’une petite culotte, et surtout des jambes fuselées qui semblaient interminables, puis il détourna le regard en rougissant légèrement. Elle le regarda se diriger vers le salon avec un petit sourire avant de s’engouffrer à nouveau dans sa salle de bain.
Elle finit par en ressortir habillée d’un jeans pas trop serré et d’un pull à grosses mailles un peu ample qui avait tendance à l’asexuer, mais elle restait séduisante. Sa chevelure était montée en queue de cheval et elle portait des chaussures sans talons, de façon à ne pas paraitre trop grande.
Ils se mirent en route pour se rendre à l’adresse qu’elle lui avait donnée tout en continuant à entretenir le mystère sur cette conférence malgré ses questions. La conférence était déjà commencée et ils s’installèrent dans le milieu de cette petite salle qui devait servir un peu à tout : il y avait une estrade sur laquelle étaient dressées deux tables derrière lesquelles trois personnes discouraient à tour de rôle, à gauche, des chaises pliables empilées, un piano droit, des rampes de projeteurs. La lumière était légèrement tamisée de façon à mettre en avant des images projetées sur un écran blanc situé derrière les conférenciers. Pendant un long moment, l’interlocuteur expliqua le projet et l’organisation des Bâtisseurs de Bonheur...
– Nous essayons au maximum de ne plus avoir de rapport avec l’argent... disait un des intervenants
– Les projets sont coconstruits… compétait un second intervenant. Chaque membre a obligation de participer à l’élaboration du projet et à la gouvernance…
Francis faisait de temps en temps un commentaire :
– C’est utopiste… Ce n’est pas possible… Ils nous font marcher. Ça cache surement quelque chose…
Claire était captivée par ce qu’elle entendait en se disant que cette organisation était aux antipodes de tout ce qu’il lui avait été donné de côtoyer jusqu’à maintenant. L’homme derrière le bureau sur l’estrade continuait :
– Nous avons lancé des programmes de villes nouvelles basés sur ce concept… Des quartiers déjà construits dans certaines villes font l’objet de réhabilitation sur ce modèle et retrouvent un taux satisfaisant d’occupation professionnelle des habitants alors que les plans des décennies précédentes ont échoué et les ont transformés en ghettos… Nous avons ainsi éradiqué le chômage et la violence. Les habitants ont non seulement repris confiance, mais ont redécouvert la signification des mots vivre ensemble et bonheur.
Cette conférence était intéressante. Elle exposait des projets en grande partie immobiliers, mais pas uniquement. Il y avait également des composantes économiques, mais ce qui l’avait le plus impressionné, c’était la partie où il avait été dit qu’il était possible de vivre sans argent dans cette organisation.
Les diapositives qui avaient été projetées montraient la joie de vivre des personnes et les réalisations faites par l’organisation.
L’homme traita d’un sujet très particulier concernant la gouvernance de l’organisation en commençant par rappeler les propos de Serge Antoine, président d’honneur du Comité 21, qui était le Comité français pour l’environnement et le développement durable, lors d’une interview faite au siècle précédent sur les pratiques de cette époque. Il citait :
– Notre société vit de manière irréfléchie. Les gens consomment mal, surconsomment et ils sont même encouragés à le faire. Il faut donc les amener progressivement à devenir acteurs du développement durable. Mais on ne devient pas acteur par décret. Faire une action pour participer au développement durable, c’est un choix. […] il peut y avoir contradiction entre ce qui est bon ici et ce qui est bon pour la planète ou entre ce qui répond à l’environnement ou à l’emploi ou à l’équité sociale.
Il ménagea son effet.
– Les concepts énoncés par les grands penseurs de la fin du vingtième siècle ont contribué à la volonté de mettre en place des organisations plus vertueuses et moins sensibles aux caprices de l’économie et de la finance qui travaillent principalement pour leur intérêt propre avant de s’enquérir des aspirations des hommes qui composent les structures et ce malgré les déclarations d’intention sur le sujet du développement durable qui leur permettent de se donner bonne conscience alors même qu’ils licencient massivement pour accroitre leurs profits. La crise de 2030 a amplifié ce phénomène et parallèlement a permis à nos organisations de se développer sur les zones laissées en friche suite au départ, au déclin ou à la disparition de compagnies économico-financières.
Nouveau silence.
– Bien. Parlons maintenant de la gouvernance de l’organisation. Notre Projet, qui s’applique à des fonctionnalités et non à des produits ou des possessions, emporte les composantes sociales, économiques et environnementales du développement durable, donc de l’avenir de l’humanité. Il propose un mode de gouvernance globale qui coordonne les acteurs intérieurs et extérieurs. Nous nous sommes inspirés des travaux d’Auguste Comte et de Gérard Endenburg, respectivement sociologue et ingénieur. Ces études nous ont conduits à la mise en place d’un modèle dynamique, ou gouvernance dynamique, basé sur l’adhésion et non sur la seule obéissance, source de refus et de contestation. Chaque membre de notre organisation fait partie d’une équipe, ou cercle, dont le responsable fait également partie, et devra s’engager dans le projet, participer aux débats et aux décisions, prendre des responsabilités pour sa mise en œuvre et s’impliquer dans sa réalisation. Vous noterez à ce stade qu’il n’y a pas de notion de hiérarchie, mais de prise de responsabilité par un membre de l’équipe qui est désigné par les autres membres. L’adhésion à une équipe, ou cercle, est volontaire, mais le système implique que chacun y prenne part en fonction de ses goûts, de ses compétences ou des opportunités qui se présentent à lui.
Le public écoutait sans dire mot.
– Chaque cercle envoie donc des représentants pour veiller à ce que leurs projets ne soient pas en contradiction avec les échelons supérieurs et que les décisions prises à un niveau supérieur soient bien déclinées à leur niveau ou aux niveaux inférieurs lorsqu’ils existent. Ce système créé une courroie de transmission, du bas vers le haut et du haut vers le bas, qui remplace les comités consultatifs des autres organisations verticales fonctionnant du haut vers le bas et qui ont montré leurs limites. Dans le haut de notre pyramide se trouve un cercle éthique et gouvernance qui réfléchit aux règles de bien commun, les ajuste en fonction des échanges avec les échelons inférieurs et s’assure que les règles sont bien déclinées.
Pendant la partie questions-réponses et le débat qui avait suivi, les esprits s’étaient échauffés. Francis semblait déchaîné. Il essayait de démolir les arguments des narrateurs venus exposer le projet. Bien préparés à cet exercice, ils avaient argumenté patiemment, répondant à chaque remarque, à chaque objection. Au bout d’un moment, Francis, à court d’arguments s’était tu. Des questions avaient continué à être posées pendant un temps assez long et cela avait créé une dynamique au sein du groupe. Claire s’émerveillait des trois présentateurs sur l’estrade qui avaient une foi inébranlable en leur projet et leur organisation.
À la fin de la soirée, les animateurs expliquèrent comment entrer en relation avec l’organisation. Il était possible d’adhérer à l’association directement, moyennant le versement d’une cotisation de trente euros qui comprenait, outre l’adhésion, la fourniture d’un livre expliquant et reprenant ce qui venait d’être raconté. Le livre pouvait d’ailleurs être acheté seul. Il était possible de laisser uniquement ses coordonnées, pour ceux qui le souhaitaient, afin d’être recontacté ultérieurement. Claire remplit un petit formulaire sur lequel elle indiqua ses noms et prénoms, ainsi qu’une adresse mail et un numéro de téléphone portable.
Sur le chemin du retour, Claire se promit de réfléchir à tout ce qu’elle avait entendu ce soir. Elle avait pris un petit document de quatre pages, sur une table à côté de l’entrée, dont la première page rappelait le nom de l’organisation : Les Bâtisseurs de Bonheur en lettre stylisée sur un fond en filigrane représentant des bâtiments. Pas une photo, plutôt un dessin, mais elle n’en était pas complètement sûre. Les deux pages intérieures faisaient ressortir les grandes idées de ce qui avait exposé ce soir sur le vivre ensemble, la contribution de chacun au projet, les cercles de gouvernance, les élections sans candidats.
La dernière page donnait une adresse sur Lyon, un courriel et un numéro de téléphone. Elle invitait également le lecteur à venir participer à cette association qui œuvrait pour le bien de l’humanité. Cette phrase résonnait bizarrement dans un monde basé sur l’argent où chacun était en compétition avec les autres pour se faire une place et où il n’y avait pas de place pour tous.
Francis n’avait absolument pas été convaincu par cette conférence, malgré la pertinence des arguments échangés. Il savait bien, du fond de ses certitudes, qu’il était impossible de changer quoi que ce soit dans notre société ni de se passer de l’argent qui dirigeait le monde. Ces gens étaient des utopistes. Claire lui dit que les arguments l’avaient convaincue d’aller plus loin avec cette association et qu’au besoin, elle était prête à s’engager avec eux. Francis se tut en se disant qu’il venait de la perdre ; il savait qu’il était illusoire d’essayer de la faire changer d’avis.
Dans les jours qui suivirent, elle alla consulter le site web qui figurait sur la plaquette publicitaire. Ce site développait des idées intéressantes sur la gouvernance du monde, le rapport à l’argent, des réflexions plus philosophiques et un article de Jean-Luc Vattier, éminent universitaire et philosophe reconnu pour ses travaux sur l’humanisme. Des liens renvoyaient vers d’autres sites, qui parlaient d’organisations et réalisations immobilières, plutôt en termes techniques. Il y était également question de prise de participations financières et d’Investissement Socialement Responsable, mais elle n’y entendait pas grand-chose à ces questions d’argent qu’elle estimait réservées aux gens plutôt fortunés.
De ses recherches Internet, elle ne retira pas grand-chose, mais s’abonna aux deux ou trois newsletters ou lettres d’information électroniques qui lui avaient été proposées au cours de sa navigation sur les différents sites. Elle était intriguée par les espaces réservés aux adhérents, aux sociétaires, qui lui étaient interdits, car il fallait s’identifier à l’aide d’un compte et d’un mot de passe. Claire soupçonnait que le vrai site Internet se trouvait derrière cette demande d’identification.
Elle reçut un courriel une dizaine de jours après la conférence. Ce message comportait un rapide résumé sur les actions de l’association dans la région lyonnaise et quelques informations sur des projets nationaux et internationaux. L’organisation devait être importante. Elle fut conviée à une réunion d’information complémentaire sur l’association et à prendre part, si elle le souhaitait et en tant que sympathisant, à des actions ou manifestations. Il y avait une petite liste ou se trouvaient pêle-mêle : une collecte de vêtements et de fonds en faveur de la Croix-Rouge, de soirées discussion avec les anciens dans des maisons de retraite et nombre d’autres actions. Elle se dit que cette association devait s’apparenter avec les clubs services, dont elle avait déjà entendu parler, ou des organisations scoutes dont on aurait enlevé les uniformes.
Ces réunions étaient orientées service. Cette idée d’aider son prochain la séduisait. Rien à voir avec l’individualisme que la société imposait. Il s’agissait d’un don désintéressé de soi. Claire avait assisté à plusieurs réunions. À la fin de chaque séance, il était rappelé la possibilité d’adhérer à l’association. Un jour, elle avait fini par se décider et avait rempli son bulletin d’adhésion. Trente euros ne la ruineraient pas. Elle avait maintenant acquis la certitude qu’il ne s’agissait pas d’une bande d’illuminés ou d’une secte. Et puis, si cela ne lui convenait pas, elle aurait toujours la possibilité de démissionner.
A suivre… (Suite)