Bienvenue dans l’Univers des Bâtisseurs de Bonheur. Les articles de cet ouvrage mettront en perspective des tranches de vie de personnages qui pourraient être vous et qui ont contribué de près ou de loin à la création d’une ville nouvelle qui fonctionne sur un modèle différent de ce que nous connaissons : Libertyville. Je vous laisse découvrir de projet au fil des épisodes. Il s’agit d’un projet collaboratif et en aucun cas d'une doctrine qui viendrait de je ne sais quel cercle de sachants qui décideraient pour tout le monde. Cela signifie que le résultat n’est en aucun cas figé. Chacun y est acteur et ce n’est pas un simple référendum pour savoir si l’on est d’accord avec les idées proposées. En résumé : vous n’êtes pas d’accord avec ce qui est proposé, vous avez obligation de participer à l’élaboration de la solution, sinon, vous êtes supposé être d’accord. Nous pourrons en rediscuter plus tard. En attendant, je vous souhaite une bonne découverte de ce que pourrait être notre vie dans le futur. L’action se situe au-delà des années 2030 pour coller au roman, mais vous pouvez tout avancer de dix ans pour faire coller ces fictions à l’actualité.
Interview de Claire Lannoy – Perle d’outre-mer perdue, puis retrouvée grâce aux Bâtisseurs
– Je m’appelle Claire Lannoy. Je suis née le douze décembre deux-mille-trois et j’ai vingt-neuf ans. Je suis originaire de Guyane française. Maman est née au Brésil et a des origines multiples : Latines, Indiennes et peut-être même Africaines, car il y avait au Brésil de nombreux descendants d’esclaves. Elle était danseuse lorsqu’elle était jeune, mais elle restait très discrète sur sa vie de jeune fille. Nous ne lui connaissions pas de famille vivante. Maman avait émigré au sud de la Guyane avec un groupe de clandestins en traversant le fleuve Oyapock qui sépare la France du Brésil, non loin de la ville frontière de Trois Sauts. Le groupe avait continué à traverser la jungle en contournant le mont Saint-Marcel jusqu’au fleuve Camopi. Ils avaient ensuite embarqué dans des petites pirogues pour descendre le fleuve jusqu’à une ville nommée Bienvenue dont le nom était plus prometteur que sa réalité quotidienne. De temps en temps, elle en parlait en se remémorant tout cela avec une grande tristesse dans les yeux. Il y avait eu beaucoup de morts dans cette aventure et elle en était restée profondément marquée tout au long de sa vie.
Elle marqua une pause avant de reprendre.
– Papa, lui, travaillait sur la base spatiale de Kourou, l’endroit d’où la France lançait ses fusées destinées à mettre en orbite des satellites en grande majorité de télécommunications. Un dimanche, alors qu’il faisait une randonnée trekking avec des amis du centre spatial dans le sud du pays, il avait rencontré maman dans un village de chercheurs d’or. Une belle plante comme il aimait à le dire à ses amis. Il lui avait proposé de revenir avec lui à Kourou en prétextant que ce coin n’était pas un endroit convenable pour une jeune fille bien. Maman a accepté et lui a expliqué qu’elle était sans papiers. Papa lui a simplement dit qu’il ferait le nécessaire, qu’elle n’avait pas à s’en faire. Quelques semaines plus tard, ils s’étaient mariés et elle avait acquis la nationalité française. C’était la fin pour elle de six ans de grande précarité. De leur union sont nés quatre enfants : Jean-Pierre, l’aîné, suivi de ma grande sœur Maria, puis de moi et d’un petit Georges pour lequel ils s’étaient beaucoup chamaillés quant à l’orthographe du prénom. Elle voulait Jorge, J-O-R-G-E, alors que lui souhaitait l’écriture à la française. Finalement, c’est lui qui l’avait emporté.
Elle marqua une nouvelle pause.
– Ma mère, femme de caractère, avait imposé, comme condition préalable à une maternité, que ses enfants parlent sa langue maternelle, le portugais, et qu’ils aient une nurse de langue anglaise qui l’assisterait dans notre éducation. Mon père avait accepté cette condition. De fait, mes frères, ma sœur et moi pouvions nous exprimer indifféremment en français, en portugais, en anglais ou même espagnol, langue très utilisée dans certains des pays limitrophes de la Guyane, avec naturel et aisance. Nous nous amusions même beaucoup avec cela de voir les adultes nous regarder avec incrédulité lorsque nous changions de langue au milieu de nos conversations.
Le Papa était émerveillé par ses bouts de chou qui maniaient plusieurs langues sans difficulté, lui qui parlait, outre le français, un anglais incertain et un peu de portugais comme preuve des efforts qu’il faisait en direction de son épouse. La maman nourrissait en secret l’espoir que ses enfants puissent faire carrière aux États-Unis d’Amérique qui se trouvaient à deux heures d’avion et dont les richesses semblaient inépuisables.
La vie à Kourou était paisible et insouciante, et les enfants grandissaient dans cette relative quiétude. Autant ses frères et sœurs avaient le teint plutôt clair, qui leur donnait l’air d’Européens revenant de vacances, autant elle avait le teint très mat comme sa mère, et son prénom, Claire, n’avait pas manqué d’attirer les moqueries de ses camarades de classe.
– Je venais d’avoir neuf ans lorsque mon père nous a informés que nous devions revenir en France, car son contrat d’expatriation était arrivé à son terme. Je me rappelle avoir entendu des bribes de conversation où il m’a avait semblé que maman suppliait mon père, en sanglotant, de rester en Guyane et de se chercher un autre travail. Lui disait de son côté qu’il ne trouverait jamais un travail comme ça ici, ou sur le continent sud-américain, et que ce retour était inévitable.
Claire soupira.
– Finalement, Maman a cédé. Nous avons chargé tout ce que nous possédions dans un conteneur qui devait partir par bateau cargo. Papa avait pris des places sur un bateau de croisière pour nous offrir, disait-il, un souvenir inoubliable, mais je crois que c’était surtout pour essayer de se faire pardonner par maman. Nous, les enfants, étions tout excités à l’idée de ce voyage en bateau. La famille a embarqué un lundi du mois d’août. Maman, mélancolique, est restée de longues heures accoudées au bastingage du navire, le regard perdu dans le vide. Elle a conservé par la suite ce regard triste. Bien qu’elle n’en parlât jamais, je suis sûre qu’elle avait gardé une grande nostalgie du continent sud-américain.
La famille s’était installée dans un pavillon propret de la banlieue grenobloise. Même s’il y faisait chaud l’été avec des températures avoisinant les quarante degrés, cela n’avait aucune commune mesure avec le climat chaud et humide le la Guyane. Les frères et sœurs ayant fréquenté des établissements scolaires en Guyane, ils eurent peu de difficultés à s’intégrer dans ce nouvel univers. Il y avait quelques petites différences de programme et au niveau des horaires de cours, mais rien d’insurmontable.
Alors que ses frères et sœurs arrivaient plus facilement à se confondre dans le Paysage grâce à leur teint clair, Claire était exposée aux remarques et quolibets de ses camarades de classe à cause de la couleur de sa peau. Pour certains, elle était une noire, pour ses petits camarades d’origine africaine, elle était une métisse ou une latino. En plus, elle parlait des langues que personne ne comprenait, sauf un petit garçon portugais qui était resté un an dans sa classe, le petit Emilio. Elle se rappelait d’ailleurs que les maîtres étaient très agacés lorsqu’ils s’exprimaient dans cette langue et avaient tout fait pour les séparer. Elle l’aimait bien, Emilio. Il était son amoureux comme il le disait à ses autres camarades. Ils avaient dix ans. Elle se remémorait cette période avec un brin de nostalgie.
Les enseignants avaient essayé de persuader les parents que leurs enfants ne devraient pas parler d’autres langues que le français à la maison, car cela risquait de les perturber dans leurs études. La mère de Claire les avait foudroyés du regard et avait refusé de céder à leur demande en leur disant avec sa voix chargée d’un fort accent que c’était hors de question et qu’elle continuerait à leur faire pratiquer plusieurs langues, dont celle de leurs ancêtres brésiliens. Les soirées devoirs à la maison étaient cocasses. La nurse, une jeune fille au pair anglaise comme maman l’avait exigé, et sa mère leur faisaient réciter les leçons indifféremment en français, anglais ou portugais et un jeune garçon espagnol qui poursuivait ses études à l’Université de Grenoble, échangeait une chambre dans le sous-sol de la maison contre des heures de cours en espagnol aux enfants. À ce rythme, la construction de la tour de Babel allait bientôt pouvoir reprendre.
Hormis les langues, Claire n’avait pas de réel talent pour les études. Elle avait tenté de poursuivre une filière de lettres qu’elle avait abandonnée en fin de première et s’était dirigée vers un cycle court de secrétariat de direction multilingue. Il lui avait fallu débuter des cours d’allemand, car les langues du programme étaient l’anglais et soit l’allemand, le chinois, le russe, ou une langue orientale qui favorisait certains de ses camarades dont la langue maternelle, comme l’arabe, était pratiquée dans de très nombreux pays.
Claire avait toujours été une petite fille boulotte. Sa silhouette s’était affinée entre sa treizième et sa seizième année. Elle avait grandi d’un coup pour atteindre une taille d’environ un mètre quatre-vingt grâce à des jambes qui paraissaient interminables. Ses anciennes camarades de classe s’étaient fâchées avec elle, ou tout au moins étaient brouillées, vraisemblablement par jalousie et les garçons la regardaient avec une lueur bizarre dans les yeux, ce qui fait qu’à bien y réfléchir, elle n’avait pas vraiment eu d’amis, filles ou garçons.
Elle était entrée dans la vie professionnelle en cherchant des postes de secrétaire de direction, mais était déçue de ces expériences. Il lui semblait que ses compétences, notamment dans le domaine des langues, elle en parlait maintenant cinq, ou pour la rédaction de documents commerciaux ou techniques, entraient peu en ligne de compte lors des entretiens de recrutement. Elle avait changé de multiples fois de boîtes suite à des propos ou gestes qu’elle trouvait déplacés de la part de ses collègues ou employeurs dont certains devaient considérer que leur position sociale leur octroyait des droits qui outrepassaient les règles de la bienséance.
Une fois, lors d’un déplacement professionnel en Scandinavie, la situation avait même failli mal tourner pour Claire et elle avait dû menacer son patron de porter plainte contre lui et de signaler à sa femme son comportement inapproprié avec ses employées. Il avait battu en retraite, mais Claire n’avait plus eu un grand avenir dans cette société et fut contrainte de démissionner pour convenances personnelles.
Elle avait des relations peu satisfaisantes, avec des garçons de son âge ou plus âgés, qui occupaient une place plus ou moins importante dans sa vie. Certains se montraient embarrassés avec elle, d’autres juraient qu’ils allaient divorcer pour l’épouser, mais ne le faisaient pas, bien entendu. Rien de vraiment extraordinaire, donc.
Sur le plan de la bagatelle, elle se trouvait plutôt bonne technicienne, mais les relations, souvent sans lendemain, qu’elle entretenait, ne la satisfaisaient pas entièrement. Elle aimait bien voir ce voile fugitif traverser le regard de ses amants lorsqu’ils se déversaient en elle, mais n’en éprouvait pas de réel plaisir malgré l’attention que certains lui apportaient. Elle finissait même par se demander si ces hommes ne la courtisaient pas dans le but unique de voir comment c’est avec une belle métisse et peut-être cette cour assidue des uns décourageait-il les autres, ceux avec qui elle aurait peut-être pu bâtir une relation durable et qui finalement fuyaient en se disant que cette fille était trop bien pour eux, ou trop inaccessible. Une fois, elle avait failli se marier, mais le projet avait capoté et le réveil avait été douloureux.
Elle en venait à jalouser ces femmes qui, à ses yeux, avaient une petite vie bien rangée, une petite famille, des petits enfants, un petit mari, et qui devaient avoir de petites relations et de petits plaisirs, mais qui semblaient satisfaites de leur sort ; ces femmes qui la regardaient avec des éclairs dans les yeux lorsqu’elle avait le malheur de s’approcher d’un peu trop près de leurs maris et qui prenaient un air sincèrement désolé pour lui dire qu’ils étaient attendus et qu’ils étaient déjà en retard, afin de mettre fin à d’éventuelles conversations. De toute façon, ces maris qui venaient avec elle le voulaient bien. Ce n’est pas elle qui venait les provoquer.
En décembre deux-mille-trente-et-un, le jour de son vingt-huitième anniversaire, qu’elle fêtait seule dans son petit studio lyonnais, elle ouvrit une bouteille de vin pétillant et se laissa aller à la mélancolie, se demandant ce qu’elle avait vraiment fait de sa vie. Son frère et sa sœur ainés étaient mariés et avaient chacun plusieurs enfants. Georges, son petit frère, était retourné s’installer en Guyane dès qu’il avait été en âge de le faire et cela avait été un prétexte pour sa mère de retourner là-bas de plus en plus souvent, car elle disait devoir continuer à s’occuper de son petit dernier. Claire ne les voyait plus beaucoup.
Elle fit le point sur sa vie et se dit que c’était un beau gâchis et que si elle ne faisait rien rapidement pour y remédier, elle finirait comme tatie à s’occuper de ses neveux et nièces lorsque leurs parents souhaiteraient sortir pour aller au théâtre ou au cinéma, ou plus simplement afin de disposer d’une soirée pour se retrouver.
C’est avec cet état d’esprit qu’elle passa quelques jours plus tard dans la rue devant une petite affiche collée sur une colonne Morris à côté d’un kiosque à journaux. Elle annonçait une conférence-débat avec des représentants d’une organisation qu’elle ne connaissait pas qui se baptisait Les Bâtisseurs de Bonheur. Elle avait capté ce slogan en marchant, s’arrêta deux pas plus loin, fit demi-tour pour revenir devant la petite affiche qu’elle relut en diagonale… « donner un véritable sens à votre vie en construisant l’avenir de vos enfants ». Pfff ! De toute façon, elle n’avait même pas d’enfants et n’était pas près d’en avoir, ou alors toute seule, mais elle ne voulait pas sacrifier sa vie à élever un enfant toute seule. « … Rejoignez Les Bâtisseurs de Bonheur », disait l’affiche. Le bonheur, se dit-elle, quelle fadaise. Elle avait couru une partie de sa vie après le bonheur, mais ce dernier semblait ne pas exister. Sans doute une chimère pour faire avancer le monde et fabriquer des bébés pour garantir la retraite des anciens. « … vous ne verrez plus jamais les choses de la même façon ». Cette dernière phrase lui plaisait, elle qui rêvait de changements dans sa vie. Et puis, assister à une conférence ne l’engageait à rien. Elle sortit un stylo et un petit calepin de son sac et griffonna à la hâte une date, un lieu et l’adresse d’un site web. Elle irait jeter un œil sur ce site depuis chez elle.
A suivre… (Lire la suite)
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