10 Février 2019
Voici le premier chapitre du livre #LesBâtisseursDeBonheur que je vous propose à la lecture. Vous pouvez retrouver l'ouvrage ici.
La grande crise (1)
12 janvier 2029, Tours (Centre-ouest de la France).
Le jour venait de se lever et lui parvenait à travers la fenêtre qui ouvrait sur une petite rue, déserte à cette heure. Il avait neigé une bonne partie de la nuit et les contours des objets, des maisons et de la végétation se confondaient, recouverts par ce manteau blanc qui donnait une clarté étrange à ce début de matinée.
Il lui semblait ne pas avoir dormi cette nuit-là. Il essaya de remettre un peu d’ordre dans ses idées tout en regardant la pendule à colonnes qui trônait sur une commode. Sept heures, bientôt et quart.
Il se remémorait la journée de la veille, mais n’éprouvait pas vraiment de chagrin, un peu comme s’il avait pleuré toutes les larmes de son corps. Son cœur aussi s’était asséché et il demeurait prostré.
François Cervantès entrait dans sa vingt-cinquième année. Il se demandait ce qu’il avait bien pu faire de mal pour mériter tout ce qui lui était arrivé. Dix-sept ans plus tôt, son père, Manuel, grand reporter, avait été tué en mission et voilà que sa mère, Sarah, était tombée gravement malade l’année précédente. Elle avait lutté courageusement face à ce mal mystérieux qui lui avait progressivement enlevé toute énergie.
Quatre jours auparavant, alors qu’il lui rendait visite à l’hôpital, elle lui avait fait signe de s’approcher, lui avait posé sa main sur la tête en lui disant :
– Je suis tellement désolée.
Le lendemain, elle était morte. La suite s’était passée un peu comme dans un songe. Il se revoyait étranger à la cérémonie, puis au cimetière. Il avait longuement regardé la plaque sur le cercueil sur laquelle était gravé : Sarah Cervantès, née Durand — 1975 – 2029, hypnotisé, avant qu’elle ne disparaisse sous les pelletées de terre.
Le rédacteur en chef du journal dans lequel François travaillait lui avait proposé de prendre des congés le temps qu’il voudrait. François était journaliste payé à la pige, s’il ne produisait rien, il ne gagnait rien. Il accepta néanmoins, bien décidé à utiliser ce moment de tranquillité pour réfléchir à son avenir. Il ne savait pas encore ce qu’il allait faire, mais ses pensées se bousculaient dans sa tête. Donner un nouveau sens à sa vie ? Rester à Tours ? En partir ?
Il sentait confusément que s’il ne quittait pas cette demeure, il vivrait dans le souvenir de sa mère et risquait de se fermer définitivement à un avenir meilleur. Il désirait devenir grand reporter comme son père. Cette motivation l’obligeait à surmonter son chagrin. Il se disait en lui-même :
– François, arrête de te morfondre, ressaisis-toi. Va de l’avant. Fais preuve d’audace. Si tu restes ici, tu n’arriveras à rien ; personne ne viendra jamais te chercher.
15 février 2029
François avait décidé de se rendre à Paris pour se faire une réputation. Il avait pris le temps de mettre un peu d’ordre dans ses affaires et de peaufiner son CV avant de se lancer à l’assaut des rédactions des organes de presse parisiens.
Ce matin-là, il était parti en train avant l’aube avec les adresses de différentes rédactions parisiennes en poche. Vers midi, François en était déjà à son troisième refus d’entretien, mais son moral était bon. Il s’était acheté un sandwich qu’il avait dévoré avec appétit et s’apprêtait à pousser la porte du quotidien France Matin situé rue Copernic. Une rapide enquête lui avait permis de connaitre le nom du rédacteur en chef : Pierre Mourèze, un ancien grand reporter. Cette fois-ci, il avait décidé d’y aller au culot et de faire jouer la fibre corporatiste du journaliste. Il se présenta à la banque d'accueil qui se trouvait en plein milieu d’un immense hall. Deux hôtesses devaient orienter les visiteurs.
– Bonjour Monsieur, que puis-je faire pour vous ? lui dit l’une d’elles en lui faisant signe d’approcher.
– Bonjour, je suis François Cervantès, journaliste, et désire parler à Pierre Mourèze.
– Vous avez rendez-vous ?
– Non, je passais par là et j’ai souhaité le saluer.
– Je ne pense pas qu’il soit disponible.
– Pourriez-vous lui dire que François Cervantès, le fils de Manuel Cervantès, est ici et veut simplement lui dire bonjour ?
L’hôtesse lui indiqua un siège où il pouvait patienter, puis, dès qu’il se fut éloigné, décrocha le téléphone. Quelques instants plus tard, elle annonçait :
– Monsieur Mourèze va vous recevoir.
Moins d’une minute après, un grand type, la cinquantaine athlétique, cheveux blancs courts, faisait irruption dans le hall d’accueil.
– François Cervantès ? Bonjour. Je suis Pierre Mourèze, veuillez me suivre, dit-il en lui tendant la main alors que François se levait pour le saluer.
Il le précéda, ouvrant une porte qui donnait sur un couloir, entra ensuite dans un bureau, lui fit signe de s’asseoir et entama la conversation.
– Tu permets que je te tutoie ? puis continua sans attendre la réponse : alors comme ça, tu es le fils de Manuel Cervantès ?
– Oui Monsieur.
– J’ai bien connu ton père dans le passé. Nous avons travaillé ensemble il y a longtemps, avant qu’il ne cède aux sirènes de la télévision. J’ai couvert ce qui lui est arrivé en Afghanistan. Une véritable tragédie. À la rédaction, nous avons tous été bouleversés par son décès.
– Merci, Monsieur, pour votre sollicitude. Ma mère est également décédée dernièrement.
– Oh ! J’en suis sincèrement désolé.
– La blessure est encore douloureuse, mais c’est maintenant du passé, Monsieur.
– Je compatis. Mais, dis-moi, mon garçon, je suppose que tu n’es pas venu me voir uniquement pour me parler de tes parents.
– En effet, Monsieur. Je suis journaliste et aspire à suivre la trace de mon père.
François sortit d’une chemise cartonnée le CV qui tenait sur une page recto et continua :
– Vous dirigez de main de maitre France Matin, un des plus grands quotidiens français. J’aimerais que vous me donniez la possibilité de vous démontrer mon talent en échange de vos recommandations. Je suis persuadé que nous ferons un excellent travail.
Pierre Mourèze éclata de rire.
– Quelle envolée. Ton père était moins lyrique !
Il parcourut en diagonale le CV qu’il avait devant les yeux : baccalauréat littéraire, licence obtenue à l’école de journalisme de Tours, trois années à travailler pour les Nouvelles Tourangelles, puis reprit.
– Je reconnais bien là le style. D’ailleurs, d’où tiens-tu que nous nous connaissions avec ton père ?
– Je ne le savais pas, Monsieur. Il s’agissait d’une simple supposition.
– Culotté, avec ça. J’aime les gens qui font preuve d’audace, c’est une grande qualité dans notre métier. Quand pourrais-tu te libérer ?
– Je n’ai pas réellement d’engagement avec les Nouvelles Tourangelles, car je ne suis que pigiste.
Pierre prit entre le pouce et l’index de la main gauche son menton. Il commença à le masser, indiquant qu’il réfléchissait.
– Un salaire de mille-six-cents euros avec remboursements forfaitaires des frais de reportage, ça te conviendrait ?
– Ça serait parfait, Monsieur.
– Si je suis content de ton travail, on rediscutera argent.
Il décrocha le téléphone, composa un numéro court et dit à sa correspondante :
– Martine, pouvez-vous venir dans mon bureau, s’il vous plait ? puis s’adressant à François après avoir reposé le combiné : pour les Nouvelles Tourangelles, je m’en occupe. On se rend des petits services de temps en temps.
Quelques minutes plus tard, une femme d’une quarantaine d’années entra dans la pièce après avoir frappé à la porte. Elle avait des cheveux sombres remontés en chignon, ce qui lui donnait un air sévère.
– Martine, ce jeune homme nous rejoint comme journaliste.
Il griffonna sur le CV quelques lignes qu’il signa, puis tendit le papier à la femme en lui précisant :
– Vous voudrez bien avoir l’amabilité d’établir un contrat de travail aux conditions indiquées dans ce document. Au fait, tu souhaites commencer quand ?
– Aujourd’hui me parait être une bonne date pour commencer.
– Martine, vous me ferez débuter le contrat en date d’aujourd’hui. Vous seriez aimable de trouver un bureau à François, puis s’adressant à François : les conférences de rédaction ont lieu le soir à vingt heures. Nous en faisons en général une dernière vers vingt-trois heures pour pouvoir boucler la Une à minuit. L’édition du week-end a sa propre rédaction, ce qui fait que nous sommes libres du vendredi midi au dimanche midi.
– Vous pouvez compter sur moi, je serai là à vingt heures, Monsieur.
– Arrête de m’appeler Monsieur, appelle-moi Pierre.
– C’est entendu, Monsieur.
Pierre sourit, puis signifia que l’entretien était terminé. Martine et François sortirent du bureau.
12 octobre 2029
C’était une belle journée d’automne. François venait de quitter son petit appartement rue Charles Laffitte à Neuilly pour se rendre à pied au journal. Il aimait déambuler ainsi dans les rues de Paris et refaisait le point sur les mois écoulés. Sa vie avait bien changé. Il avait liquidé ce qui le retenait à Tours en revendant le logement de ses parents et avait trouvé en location ce minuscule studio. Côté travail, ça se passait plutôt bien. Durant les premiers mois, Pierre Mourèze lui avait confié des reportages qui s’apparentaient à des affaires de chiens écrasés, mais c’était en réalité pour le mettre à l’épreuve. Il l’avait ensuite mis en doublon sur des reportages de politique intérieure, puis sur les infos nationales, lui permettant ainsi d’apprendre vraiment le métier de journaliste.
Il allait être dix heures et le trafic routier du matin commençait à se tarir. Il aimait ce moment privilégié qui lui permettait de réfléchir en dehors de l’excitation qui régnait pratiquement tout le temps à la rédaction du journal.
Il entra par la porte de service et s’informa des nouvelles du jour. Rien de bien spécial.
– François ! dit Pierre Mourèze sortant de son bureau.
– Oui, Pierre.
– Tu as quoi, en ce moment ?
– Depuis que j’ai couvert l’inauguration des nouveaux bâtiments de l’hôpital Américain, pas grand-chose.
– Je crois me rappeler que tu t’intéressais aux choses de l’espace.
– C’est exact.
– J’aimerais que tu me fasses un petit reportage sur la mission de reconnaissance Icarus. On n’a plus entendu parler d’eux depuis leur départ pour Jupiter en juin. Essaye de te rencarder auprès du ministère, histoire de voir ce qu’ils sont devenus. Ils ne devraient pas tarder d’arriver à destination.
– C’est comme si c’était fait.
22 octobre 2029
François fut averti par le journal que le vice-ministre de l’Air et de l’Espace allait faire une conférence de presse au sujet de la mission Icarus à dix heures trente. Il se rendit sans attendre au ministère. Le ministre, entrant dans la salle de conférence, demanda le silence.
– Mesdames et messieurs, il y a quatre mois, le Consortium de l’Espace, le SPAC, auquel la France est associée à travers l’ESA, l’Agence Spatiale Européenne, a envoyé une mission de reconnaissance en direction de Jupiter, puis de Saturne. Cette mission est commandée par le général Antonino Inserillo, vétéran des vols spatiaux, et a pour objectif de cartographier cette partie de notre système solaire que nous connaissons assez mal et qui n’a été explorée jusqu’ici que par des vaisseaux automatiques. Voilà trente-six heures, la mission Icarus a repéré un objet stellaire : un trou de ver. Ils se sont immédiatement rendus sur place pour voir de quoi il s’agissait. Nous avons des images transmises par le télescope embarqué sur la station orbitale Philadelphia qui montrent nettement que le bâtiment se trouvait à proximité de l’objet, puis nous perdons sa trace et nous sommes sans nouvelles d’eux depuis.
Le ministre laissa le temps à son message de faire son effet, puis reprit :
– Une réunion vient d’avoir lieu entre les chefs d’États concernés par ce programme et voici ce qui a été décidé : l’Agence Spatiale Européenne est dissoute et s’intégrera dans une nouvelle structure : le Programme International de Conquête Spatiale encore appelé SpaCeIP. Cette agence aura comme mission l’implantation d’une station orbitale à proximité de Jupiter et la reprise des explorations avec le lancement du programme baptisé Perseus. Je vous remercie pour votre attention. Avez-vous des questions ?
Des bras se levèrent.
– À partir de quand débute le nouveau programme spatial ?
– La décision est à effet immédiat. Les différentes agences sont invitées à coopérer dès à présent.
– Sur quel budget ?
– Les crédits alloués à l’ancienne Agence Spatiale seront versés entièrement à la nouvelle organisation.
– Une mission de sauvetage est-elle prévue pour l’équipage d’Icarus ? demanda François.
– Un vaisseau sera envoyé sur place prochainement pour essayer de retrouver leur trace mais, étant donné la distance qui nous sépare du lieu d’exploration, cela ne pourra se faire rapidement.
Dès la conférence terminée, François se mit immédiatement au travail pour rédiger un premier article, mais, en dehors de cette courte déclaration, la matière lui manquait pour compléter son article.
28 octobre 2029
L’enquête s’était avérée plus ardue que prévu, car il n’y avait pas beaucoup d’informations disponibles sur ce qui se passait dans l’espace. De temps en temps, François trouvait un laconique communiqué de presse, mais pas grand-chose ne filtrait du côté du ministère. Il relisait les notes qu’il avait prises :
– Voyons voir… il y a eu la mission Curiosity qui a renvoyé de nombreuses données sur la planète Mars.
C’était quelques années auparavant, avec son père, en ce mois de vacances d’aout 2012. La famille était sur la côte landaise, pas très loin de la ville de Mimizan. Le six aout, François et son père avaient couvert, en privé, l’actualité du moment : cette sonde Curiosity qui s’était posée sur Mars. Ils avaient fait un véritable reportage. Son père lui avait expliqué comment et où récupérer la matière pour écrire un article, la découverte de la planète Mars et sa géographie très particulière, les informations importantes à sélectionner pour appuyer tel ou tel point.
– J’étais subjugué par son savoir-faire, se disait François. J’ai plus appris avec lui que dans les écoles de journalisme.
François revoyait ce père trop souvent absent mais attentionné, qui racontait ses voyages, les reportages qu’il réalisait, les gens extraordinaires qu’il rencontrait, les paysages qu’il découvrait. Il continua à passer en revue les informations dont il disposait.
– En deux-mille-vingt, disait François à haute voix pour lui-même, lancement de la première navette Colombus réalisée en collaboration avec l’Agence Spatiale Européenne (ESA), la NASA et les Russes. La réussite de ce projet a été grandement due à la mise au point par Rolls-Royce de propulseurs plus puissants que tout ce qui avait existé jusque-là : cent-mille chevaux à pleine puissance. Couplés par trois, ils étaient en théorie capables de propulser un vaisseau à plus de cinquante kilomètres par seconde, soit cent-quatre-vingt-mille kilomètres-heure.
Il réfléchissait aux implications de cette invention.
– La distance Terre-Lune est de trois-cent-quatre-vingt-quatre-mille kilomètres. À cette vitesse, il faut à peine plus de deux heures pour la parcourir avec ces engins. Il y a eu dix exemplaires mis en service entre deux-mille-dix-neuf et deux-mille-vingt-trois. Capacité de ces appareils : cent-vingt passagers et membres d’équipage.
Il relisait ses nombreuses notes.
– Grâce à ces navettes, il a été possible de débuter le chantier de la station ISS2 (International Space Station) pour remplacer sa grande sœur en fin de carrière. La station située sur une orbite à six-cents kilomètres d’altitude et possédant sa propre gravité a été inaugurée en deux-mille-vingt-deux. C’est en deux-mille-vingt-trois que furent mises en service les navettes Orion capables d’emporter jusqu’à neuf-cents passagers et trois-cents tonnes de fret. Elles disposent de cabines, comme dans les bateaux. La construction de la grande station orbitale Philadelphia gravitant autour de la Lune a commencé en deux-mille-vingt-quatre, année qui a vu les premières implantations sur le satellite afin d’en exploiter les matières premières.
Il feuilletait des notes et des articles de journaux. François sortit des photos d’une autre sorte de vaisseau spatial et se replongea dans ses notes.
– En deux-mille-vingt-cinq, les premières navettes Sirius ont été mises en service. Elles ont une capacité moindre que les Orions, mais ont des performances accrues et sont beaucoup plus confortables. Elles ont permis de ramener Mars à deux semaines de voyage au départ de la station orbitale Philadelphia, au lieu de six mois auparavant, et l’exploration de la planète a pu commencer dès l’année suivante. Il y a eu l’implantation d’une base au sol dès le début deux-mille-vingt-sept.
Il prit ensuite en main une série de photos d’un mémo obtenu il ne savait comment et sur lequel était écrit en première ligne : « Note confidentielle : Observation des trous de ver ». Il parcourut en diagonale le document. Il faisait référence à la sonde d’exploration de Jupiter baptisée Juno. En réalité, elle n’était pas unique, mais multiple. Cette information n’avait pas été rendue publique. Le premier exemplaire avait mystérieusement disparu. Une seconde sonde Juno avait été dirigée vers une anomalie électromagnétique, puis avait disparu à son tour. Pour les vols suivants, des vaisseaux automatiques, donc nettement plus évolués que les simples sondes, avaient été dédiés à l’exploration d’un objet étrange qui les avait certainement aspirés. Des photos commentées indiquaient que ces objets n’avaient pas la caractéristique habituelle d’un trou noir qui absorbe tout ce qui passe à sa proximité, d’un trou blanc qui est l’exact contraire du trou noir ou de l’antimatière que l’on arrivait maintenant à reproduire en laboratoire.
– Voilà une information bien étrange, se dit François.
Il referma sa première pochette et en ouvrit une seconde sur laquelle était écrit en lettre capitale : Icarus. Sur la première page, la photo d’une espèce de grande navette-fusée avec deux énormes propulseurs latéraux qui donnaient une allure massive à l’arrière de l’appareil.
– Que sait-on sur ce programme ? Icarus a été construit sur la station orbitale lunaire Philadelphia et a été lancé en mission de reconnaissance en juin dernier avec quatre-cents passagers et membres d’équipage à son bord. C’est le plus grand vaisseau jamais construit à ce jour. Nous n’avons pas beaucoup d’informations sur sa destination, si ce n’est qu’il doit affiner la cartographie des régions situées entre Jupiter et Saturne, deux planètes du système solaire éloignées respectivement de sept-cent-millions et mille-six-cent-millions de kilomètres de la Terre.
Son enquête s’arrêtait là. François s’imaginait déjà dans les étoiles, à bord d’une de ces grandes navettes spatiales, découvrant des paysages fantastiques ou explorant des objets stellaires inconnus jusque-là. Il avait toujours eu envie de voyager, sans doute en vivant dans le souvenir de son père, mais voyager dans l’espace devait être une grande aventure.
Il reprit contact avec le ministère de l’Air et de l’Espace où on lui dit que la mission continuait et que s’il y avait du nouveau, il serait tenu informé.
30 décembre 2029
François avait été convoqué par son rédacteur en chef.
– Tu parles l’allemand ? lui avait demandé Pierre.
– Un peu, mais je suis plus à l’aise en anglais.
– Ça suffira pour ce que je te propose. Je souhaite que tu te rendes à Berlin comme envoyé spécial pour couvrir le changement d’année. Leur chancelier doit faire une déclaration, parait-il, importante. On pourrait se contenter de ce que nous fournira l’AFP, l’Agence France Presse, mais j'aimerais que tu ailles voir sur place ce qu’il en est. Si tu ne comprends pas tout ce qui se raconte, ce n’est pas grave, car les services de la chancellerie donnent toujours une copie du discours en anglais et en français. Tu pars aujourd’hui même. Tu prendras avec toi Sophie Letellier qui te servira de photographe et d’assistante. Comme elle débute, tu pourras lui apprendre quelques ficelles du métier.
31 décembre 2029
François et Sophie se trouvaient maintenant à déambuler dans les rues de Berlin, ce trente-et-un décembre. C’était la première fois, l’un comme l’autre, qu’ils venaient dans cette ville. Ils allaient profiter de l’occasion pour faire un peu de tourisme.
– Une fois nos bagages déposés à l’hôtel, vu que nous avons peu de temps, je te propose d’aller jusqu’à la Gedächtniskirche, l’église du souvenir, dit François en consultant une brochure. Nous pourrons ensuite flâner un peu sur les grands boulevards, jusqu’à la porte de Brandebourg.
– C’est entendu, répondit simplement Sophie, pas contrariante.
– Nous devrons être à la chancellerie vers dix-neuf heures.
Ils prirent alors la direction du centre-ville jusqu’à l’église laissée volontairement en ruine pour témoigner de l’intensité des combats et des bombardements pendant la Seconde Guerre mondiale, pratiquement cent ans plus tôt. Le monument était entouré d’immeubles modernes qui contrastaient avec la vieille bâtisse et montraient qu’il restait à cet endroit peu de choses du Berlin de la première moitié du vingtième siècle. Sophie prenait des photos avec le tout nouvel appareil numérique qui était le couteau suisse du journaliste, car il pouvait enregistrer, filmer, contenait un assistant à la rédaction des articles, les corrigeait et bien d’autres fonctionnalités encore.
Ils avaient ensuite flâné un peu sur les bords de la Spree, la rivière qui traverse Berlin, avaient pris le métro puis avaient remonté à pied une partie de la célèbre avenue Unter den Linden jusqu’à la Pariser Platz, la place de Paris. Devant eux, la majestueuse porte de Brandebourg.
Les passants se préparaient pour certains à passer la nuit dehors à faire la fête. D’autres se hâtaient de rentrer après avoir fait leurs derniers achats. Des jeunes gens étaient bras dessus, bras dessous et marchaient en riant. La température était inférieure à zéro, mais le froid était sec et très supportable, même pour ces deux Parisiens. Sophie prit François par le coude.
– Viens, dit-elle. Asseyons-nous quelques instants… Je ne regrette pas que tu m’aies proposé cette balade, continua-t-elle. Cela vaut vraiment le détour.
– Content que cela te fasse plaisir.
– Tu t’intéresses aux vieux cailloux ? demanda Sophie
– Oui. C’est important de savoir ce qui s’est passé avant nous pour essayer d’en tirer nos propres enseignements et les monuments sont les preuves de ce passé.
Sophie resta songeuse puis continua.
– Je ne me suis jamais posé la question comme cela. Pour moi, ce ne sont que des pierres.
– Oui, mais oh combien porteuses d’histoire.
– Tu aurais dû faire chroniqueur historique ou poète, répliqua Sophie en riant.
Le visage de François s’assombrit. Sophie, le percevant, essaya de détendre l’atmosphère.
– Allez, ne prend pas la mouche, dit-elle en lui mettant une pichenette sur le bras. Moi, ma passion, c’est la littérature. Quand j’étais plus jeune, j’ai dévoré La comédie humaine de Balzac, ou encore des classiques comme Flaubert ou Victor Hugo. Je passais mes journées à lire. Et toi ?
– J’ai étudié la littérature à l’école comme tout le monde, mais pas plus, répondit François. Je ne me suis vraiment intéressé au monde de l’écrit qu’en école de journalisme.
– Je pensais que seuls les littéraires s’orientaient vers ce métier, affirma Sophie. Qu’est-ce qui t’a amené dans cette direction ?
– L’empathie. Je l’ai traduite par ce métier qui est avant tout un travail d’enquête sur les gens et ce qu’ils ont vécu… Et puis un peu aussi parce que mon père était journaliste.
Sophie s’était légèrement reculée sur le banc pour pouvoir lui faire face. Elle regardait ce grand gaillard brun qui devait être à peine plus âgé qu’elle, l’observant de profil : son nez droit qui donnait l’impression d’être pointu, une bouche qui pouvait être capable des plus beaux sourires, mais qui faisait légèrement la moue à cet instant, une première ride apparaissant à la commissure des lèvres, des yeux couleur noisette entourés de fines ridules qui regardaient dans le vague. Il finit par se tourner vers elle.
– Ton père exerce toujours ? demanda Sophie.
– Il est mort en mission et ma mère ne s’en est jamais remise. Elle est morte également quelques années plus tard.
– Oh ! dit Sophie choquée. Je suis vraiment désolée.
– Ce n’est rien, c’est du passé ! dit François. Et toi, comment t’es-tu retrouvée dans le journalisme ?
– Je voulais être prof de lettres, mais il y a peu de places. Alors je me suis rabattue sur ce métier. Je suis certaine que Pierre, notre rédacteur en chef, finira par me confier un jour ou l’autre une chronique littéraire.
– Je te le souhaite, lui dit sincèrement François.
– Merci. Pour l’instant, j’apprends.
– Tu n’es pas depuis longtemps au journal, je me trompe ?
– Non, je viens d’arriver ! Avant, je faisais des petits boulots, jusqu’à ce que Pierre me donne ma chance.
– C’est exactement ce qui s’est passé pour moi, sauf qu’avant, je faisais des piges.
– J’ai souhaité rester à Paris car mes parents y habitent… Excuse-moi, je ne voulais pas dire ça ! dit Sophie, je suis désolée.
– Pas de mal, répondit François. Je t’ai dit que c’est du passé.
– Je ne sais pas comment j’aurais survécu à un tel drame, si ça m’était arrivé, dit Sophie… Tu as une petite amie ou y a-t-il une madame Cervantès ?
Elle au moins n’y allait pas par quatre chemins.
– Ni petite amie, ni madame Cervantès. Je ne suis pas prêt pour cela.
– Moi, j’ai un fiancé, lâcha-t-elle à tout hasard. Tu devrais réfléchir à l’idée d’une petite amie.
– J’y penserai.
– Comme ça, tu aurais quelqu’un sur qui te reposer. Ça doit être dur d’être tout le temps tout seul !
– On s’y fait très bien.
Sophie et lui se faisaient maintenant face. François avait retrouvé son sourire et l’observait à son tour, mais sous un jour différent. Elle était plus petite que lui, brune avec des yeux verts et les cheveux mi-longs. Elle était plutôt agréable à regarder, avec toutefois un truc qui clochait, mais il ne savait pas quoi exactement. Peut-être les yeux un peu hauts dans le visage. François se demanda un instant comment pourrait être la vie avec Sophie en madame Cervantès, puis chassa cette idée, se fendit d’un sourire qui voulait tout et rien dire et décréta :
– Il est temps de nous rendre à la Chancellerie.
Ils arrivèrent un peu plus tard devant le grand bâtiment en forme de U, inauguré en deux-mille-un, accueillant les services de la chancellerie. Ils présentèrent leur accréditation et furent conduits dans l’espace réservé à la presse.
Le discours était plutôt optimiste.
– L’année deux-mille-vingt-neuf a été plus difficile que prévu, disait le Chancelier.
Il rappelait qu’il y avait, certes, eu des difficultés sur le plan bancaire en Allemagne, mais, ainsi que dans les autres pays d’Europe, la situation s’était normalisée. La Banque Centrale Européenne et le FMI, le Fonds Monétaire International, étaient intervenus pour soutenir le système financier et tout était rentré dans l’ordre.
– Le couple germano-français reste un moteur puissant pour l’Europe. La croissance est repartie à la hausse au troisième trimestre et les indicateurs économiques sont au vert.
Le chancelier conclut par :
– Je souhaite à chacune et chacun d’entre vous, ainsi qu’à tous les Européens, une très bonne année deux-mille-trente, qu’elle soit porteuse d’espoirs, de douceur et de joie de vivre. Je vous remercie de la confiance que vous me témoignez. Es lebe Deutschland. Un noch ein mal für jeder, ein sehr gutes neues Jahr ! (Vive l’Allemagne. Et encore une fois pour chacun d’entre vous, une très bonne année).
– Se déplacer pour entendre ça… Aucune véritable information ! soupira François à l’attention de Sophie. Je me demande ce qu’on va bien pouvoir en tirer.
Sophie et François étaient ensuite retournés à leur hôtel. Ils travaillaient assis face à face. François préparait son article pendant que Sophie sélectionnait ses meilleures photos. Ils enverraient le tout à Paris avant le bouclage de l’édition du jour de l’an. François avait les yeux fixés sur Sophie sans vraiment la regarder, réfléchissant à ce qu’il pouvait bien écrire. Il se remémorait leur discussion de l’après-midi et l’idée que Sophie lui avait fourré dans le crâne : lui et elle comme petite amie. Il imaginait toutes sortes de choses. Sa rêverie fut interrompue lorsqu’elle leva les yeux. Il se hâta de chasser ces pensées et de dissimuler sa gêne. Elle lui sourit.
– Tu veux bien regarder les photos que j’ai sélectionnées ? lui dit-elle.
– Bien sûr… Voyons voir… Oui… oui, c’est bien…
François faisait défiler les photos à l’écran.
– Les images, reprit-il, doivent à elles seules porter un message. Elles doivent accrocher le lecteur. Celle-ci est très bien ! Le chancelier qui lève le bras comme pour montrer une direction. Cela montre à la fois le côté leader et sa détermination… Tu es très douée.
– Merci François.
– Regarde bien celle-ci. Elle dit tout l’inverse de la précédente. L’impression qui en ressort contredit totalement le discours qui est fait. Si tu la sélectionnes, tu feras passer le message qu’il ne croit pas vraiment en ce qu’il dit et que tout n’est pas aussi idyllique.
– Je n’avais pas vu les choses comme ça.
– Nous, journalistes, portons une part de responsabilité dans l’Histoire. Nous pouvons être simplement des observateurs neutres ou bien conduire le lecteur dans une certaine direction et orienter sa perception de l’événement. Prends ta première photo en mettant un titre comme : La relance allemande ; tu feras passer le message que tout va bien en Allemagne et que leur chancelier, plus que jamais déterminé, montre le cap à suivre. Si en revanche tu prends la seconde photo et que tu lui mets un titre comme : la croissance sera-t-elle au rendez-vous ? Ou bien Allemagne : le Chancelier inquiet pour l’avenir ! ou encore : Y aura-t-il un méga crash en 2030 ? Ton lecteur sera forcément influencé par le titre.
– Je comprends, dit Sophie.
– En ce qui me concerne, reprit François, j’opterais plutôt pour l’inquiétude pour plusieurs raisons : en donnant à penser qu’il y a du sensationnel, ton article a plus de chance d’être lu que si tu dis que tout va bien. Les lecteurs aiment bien se faire peur. Cela leur procure une forme d’excitation.
– Et qu’est-ce qui pourrait leur faire peur dans ce discours ?
– A priori, rien. En revanche, si tu changes d’angle de vue, l’interprétation peut être différente. Si tu analyses bien les signaux envoyés par l’économie, il apparait que le pays vit sous perfusion et que tout n’est pas aussi rose que son chancelier veut bien le dire. Son discours peut être vu comme celui du capitaine qui ne veut pas affoler plus son équipage pendant l’évacuation du navire en train de couler.
– Tu penses que le navire va couler ?
– Ce n’est pas impossible, car nous trouvons les mêmes signaux dans l’économie qu’en deux-mille-sept, juste avant la crise économique. Il n’aura fallu ensuite qu’un incident somme toute assez mineur pour que tout s’effondre d’un coup.
– Tu es toujours aussi alarmiste ?
– Je ne le suis pas spécialement et cela fait partie du métier, de dénicher ce que les dirigeants veulent cacher sous le tapis.
– Donc il faut s’attendre à une crise économique l’an prochain ?
– Tout laisse à penser que cela pourrait bien arriver : notre économie est soutenue par une dette massive des particuliers et des états.
– Ce sont des arguments qui sont repris à toutes les sauces.
– Oui, mais réfléchis bien. La majorité des états occidentaux ont une dette qui avoisine officiellement cent pour cent de leur production de richesse et les particuliers soutiennent également l’économie majoritairement en s’endettant. Au fil des années, une bulle liée au crédit s’est formée. Elle représente de l’ordre de quatre ou cinq-cents pour cent du PIB, ou peut-être plus. Lorsque le cout lié à cette dette dépassera les revenus disponibles, États et ménages seront défaillants et la bulle explosera. C’est ce qui s’est passé en deux-mille-huit avec des ménages ou des entreprises qui se retrouvaient avec des échéances de crédit supérieures à ce qu’ils étaient en mesure de rembourser et devenaient défaillants.
– Arrête, tu me fais peur.
– Cela fait partie des hypothèses plausibles. Tu dois toutefois te montrer prudente dans tes articles quand tu parles de ces choses, car si ce que tu affirmes n’est pas vrai ou ne se passe pas, alors tu perds toute crédibilité et tes articles ne sont plus publiés.
– Je crois que j’ai compris.
– Bien. Finissons notre travail.
Les Allemandes et les Allemands qui avaient écouté le discours optimiste du chancelier pouvaient-ils se douter de ce qui les attendait réellement au cours de cette année deux-mille-trente ? Pouvaient-ils imaginer que cette année-là serait l’une des plus calamiteuses depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ?
Janvier 2030
En janvier, les indicateurs économiques étaient repassés au rouge malgré les annonces optimistes des différents dirigeants politiques du monde occidental. L’accalmie avait été de courte durée. La période des fêtes de fin d’année n’avait pas été aussi bonne que les prévisionnistes l’avaient imaginée, et ce pour la troisième année consécutive. Le Premier ministre français avait communiqué sur la mise en place d'un grand plan de relance dans les mois suivants et François, chargé du reportage, se rendait alternativement à l’Assemblée nationale et au bureau du Premier ministre pour capter de la matière et fournir des articles à son journal.
– Dans l’entourage du bureau du Premier ministre, relatait François, les conseillers s’inquiètent de la tournure que prennent les événements. Ils travaillent sans relâche avec des commissions parlementaires à la mise en place d’un amortisseur social qui pourrait être déployé rapidement en cas de crise majeure.
Le gouvernement affichait un optimisme de circonstance.
Février 2030, Paris
Il faisait étonnamment doux pour un mois de février. Après avoir terminé un papier sur les indicateurs économiques et la montée du chômage, François s’était mis en route pour l’Assemblée nationale, car le Premier ministre, Morgane Lambert, devait annoncer les nouvelles orientations de son gouvernement. Encore ! se disait François, rien n’a changé ces vingt dernières années, la politique et la vie quotidienne des habitants est toujours la même. Heureusement, la technologie bouge un peu et il y a des avancées, sinon je n’aurais vraiment rien à raconter…
Le discours n’avait effectivement pas révolutionné le paysage politique de la France. Comme les années précédentes, il avait été question de plan de soutien à l’économie, de réduction du chômage, de déblocage d’un fonds exceptionnel pour relancer la consommation et d’un coup de pouce supplémentaire pour les bas salaires. Par la suite, François était retourné au journal en attente d’un nouveau sujet.
Ce jour-là, tout était trop long… La matinée avait paru interminable. Les déclarations de Morgane Lambert laissaient à penser que le gouvernement allait immédiatement engager une dynamique, mais il ne se passait rien. Le repas à la cantine du journal s’était éternisé et les discussions allaient bon train pour imaginer les sujets de l’édition du lendemain. Sur un des murs de la salle, un téléviseur diffusait un reportage animalier, le son coupé. À quatorze heures cinq, Pierre Mourèze entra en trombe dans le grand local, attrapa la télécommande, commença à zapper pour rechercher une chaine d’info tout en hurlant :
– Les gars, ça vient de tomber. C’est du lourd !
........... (A suivre)
Réalisation couverture : TOWANI